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affût, comme une chose fantasque, se cabrèrent et faillirent se renverser sur le tireur : l’obus partit où il lui plut ; si le nègre fut émerveillé de l’essai, il ne le laissa guère voir.

Après quelques mots de courtoisie, il me demanda fort obligeamment quand il me plairait d’être officiellement reçu. Je répondis, bien entendu, que j’étais entièrement à la disposition de Sa Majesté. Le négus alors me fixa le lendemain pour me recevoir à Debra-Tabor avec les honneurs dus au pays que je représentais près de lui, et leva la séance. Telle fut ma première entrevue avec le « roi des rois. »

La maison de M. Lejean. — Dessin de Janet Lange d’après M. Lejean.

Théodore II est un homme d’environ quarante-six ans (nul ne sait au juste son âge, à commencer sans doute par lui-même), de taille moyenne pour un Abyssin, et bien prise, de figure ouverte et sympathique. Son teint est à peu près noir, son front développé, ses yeux petits et vifs : le nez et le menton rappellent le type juif et lui servent à appuyer ses prétentions de descendre de David et de Salomon : prétention fort gratuite, car la généalogie impériale dont il s’enorgueillit n’a été trouvée, par les poëtes et les docteurs abyssins, que depuis qu’il est sur le trône. Comme il est né au Kouara, et Kouaranya au moins par son père, le prince dedjaz Hailo Ouelda Ghiorghis (et non dedjaz Konfou, qui n’était que son oncle), je le croirais Agan ou Kamante, car ces deux populations sont fort répandues dans ces parages. Il est vraiment trop noir pour un Éthiopien pur sang.

Son extérieur est imposant, et annonce ce qu’il est réellement, un homme doué d’une agilité et d’une vigueur infatigables, avantages dont il est assez fier. Un de ses malicieux passe-temps est de grimper ou de descendre d’un pas rapide, appuyé sur sa fidèle lance, un coteau un peu ardu, et d’obliger ainsi ceux qui l’entourent à le suivre du même pas, également à pied : c’est l’étiquette. Il n’y a pas moyen de rester en arrière, on serait foulé aux pieds de la cavalerie la plus affreusement pittoresque qu’on puisse voir. Il m’a joué ce tour quelquefois, et une fois surtout dans l’Ibaba, j’en suis resté fourbu une grande heure, ma poitrine sifflant comme un soufflet de forge ; mais je me serais laissé crever sur place plutôt que de lui donner lieu de me croire moins infatigable que lui. À cheval, il ne se connaît plus : ce n’est plus un roi, mais un gaucho enivré d’air et de mouvement ; aussi on a vu ses chevaux trembler (à la lettre) quand il les approchait, en prévision du rude quart d’heure qu’ils allaient passer. Il a, comme tous les chefs abyssins, un cri de guerre qu’il pousse en chargeant : c’est Abba Senghia ! (père des chevaux).

Sa mise ordinaire est d’un négligé tel, qu’on pourrait le croire affecté ; mais c’est simplement le dédain d’un soldat pour la superfluité du costume. Il est habituellement mis comme le plus simple officier, la tête et les pieds nus ; il a la coiffure caractéristique des guerriers