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suinte abondamment du rocher dans la situation la plus pittoresque : trois canaux grossiers, en bois, plantés dans les fentes de la pierre, recueillent l’eau et annoncent que la source est assez fréquentée. J’appris qu’elle l’était surtout par les jeunes mariées des environs, qui viennent pieusement boire cette eau pour obtenir la fécondité.

Après m’être dépêtré de mon mieux des ronces et des lianes, j’arrivai au fond de la faille, en face d’un assez joli lac verdâtre, où tombait perpendiculairement une colonne d’eau d’environ quatre-vingts pieds de hauteur. Le lac, m’assura-t-on, est profond, et a des tournants qui rendent assez dangereuse toute tentative de natation. Après s’y être un instant reposé, le Reb en sort et conserve, sur une longueur d’au moins trois lieues, sa muraille basaltique de droite et de gauche. J’affirme hardiment qu’un paysagiste peut trouver, sur ce court espace de dix milles, au moins soixante vues admirables et variées.

3 janvier. — Le Reb, qui est à sec une partie de l’année, roulait une eau indigente sous les arches indestructibles du pont portugais bâti, nous dit-on, par ordre du roi Fasilides, pour mettre en relation Devra-Tabor et Gondar à l’époque des hautes eaux. Je jetai un regard sur la partie supérieure de la vallée. Ma vue embrassait la superbe chaîne qui, sous le nom de Libo, court des bords du lac jusque près d’Ibenat, dans une direction est, légèrement inclinée au sud. Derrière ses pics aigus et ses escarpements aux flancs inaccessibles, s’étend la Voina-Dega, plateau tempéré, comme son nom l’indique ; à l’est, elle descend en une pente plus douce vers le col à larges ondulations où passe la route d’Ibenat, et, à l’est de ce col, se relève brusquement en masses encore plus tourmentées, fouillées de plus de cent cinquante ravines, qu’on appelle Melza.

Panorama du Libo et du Melza, vus du sud (grand Gafat). — Dessin de A. de Bar d’après M. Lejean.

Ce dernier s’arrondit à son tour en une croupe qui porte des villages populeux et des églises renommées, et se rattache, par une légère dépression, au sud-est, à une masse de montagnes sédimentaires d’où sortent plusieurs belles rivières, délices des amateurs de beaux paysages : l’Amous-Oanze, le Makar, le Reb, le Gologué et la romantique famille des cinq Goumara. C’est le Gouna, que je ne pouvais voir en ce moment. Ainsi le Reb, plus bruyant qu’illustre, renferme son bassin capricieux dans cette ceinture de merveilles sauvages ; le Libo, une table, du moins tel qu’il m’apparut ; Melza, Gouna, deux mers solidifiées, et Devra-Tabor, sorte de géant sournois qui semble bouder les élégantes sierras ses voisines.


Le négus : Théodore II, roi des rois d’Éthiopie.

25 janvier. — On m’avait averti que le négus, que je n’avais jamais vu, devait venir ce jour-là à Gafat, et à tout hasard j’avais passé mon uniforme. Vers les dix heures, le missionnaire W… vint chez moi tout essoufflé, et me dit : « Voici Sa Majesté qui arrive ! » Je sortis avec lui et me trouvai face a face avec un cortége tumultueux de grands officiers portant le marghef (tunique brodée) des grands jours. Au milieu d’eux, il y avait une sorte de paysan de bonne mine, tête et pieds nus, vêtu d’une chama (toge) de soldat qui n’était pas de la première blancheur, un sabre de cavalerie à la ceinture, et à la main une lance dont il s’appuyait en marchant. Un homme familier avec les usages abyssins eût reconnu à l’instant le rang du personnage à un simple détail : il était le seul des assistants qui eût les deux épaules couvertes de la toge. Cet homme, plus que simplement vêtu, était Théodore II, roi des rois d’Éthiopie.

En me voyant, il m’adressa, d’un air de bonne humeur, le salut abyssin : Na deratcho (comment avez-vous dormi) ? L’étiquette ordonne de ne pas répondre et de saluer profondément. Maderckal, (ce jeune Abyssin que M. Lefèvre avait amené en France vers 1843, et qui y a fait son éducation) courait à reculons devant le nègre, en faisant une cabriole à chaque mot de Sa Majesté, et me traduisait les gracieusetés royales. Théodore II s’arrêta dans un petit clos où l’on avait apporté pour lui un tapis sur lequel il me pria de prendre place, à sa droite, avec le petit Émile B…, fils d’un armurier français à son service, entre nous deux. Ce singulier homme, dont la vie est si sanglante, paraît aimer beaucoup les enfants et a pour eux des attentions de grand’mère.

L’objet principal de la séance était d’essayer un obusier que les missionnaires bâlois lui avaient fabriqué. L’engin fut chargé, et M. B…, preacher fort honorable et fort aimable homme autant que mauvais artilleur, ôta sa chama, s’établit confortablement sur le sol, à deux pas en arrière de l’obusier et y mit le feu. Obusier et