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vaise fortune au chef de notre petite expédition, qui nous a fait partir un vendredi.

Pendant trois jours, nous voyageons continuellement dans la prairie, traversant plusieurs bras de la rivière du Boulet de canon où nous trouvons quelques pétrifications.

Le pays devient plus accidenté. On aperçoit au loin des coteaux aux parois taillées à pic, les uns parfaitement carrés, d’autres semblables à des pyramides.

Les cours d’eau deviennent aussi plus fréquents, et ce qui nous intéresse vivement, notre chasseur, absent depuis un jour, a enfin aperçu les bisons et nous promet de la viande fraîche pour le lendemain.

Nous passons la journée entière campés près de la rivière du Cœur où nous trouvons des prunes et des cerises sauvages en quantité. Vers le soir, notre Indien Cayusse revient au camp avec deux chevaux chargés de venaison, et notre souper se compose de côtes de bison rôties devant le feu, de bosses, de langues et de filets du même animal. Notre chasseur me fait aussi goûter à un mets exquis qu’il nomme œufs de bison : ce sont des glandes frites dans la moelle de bison, et assaisonnées avec des fruits sauvages ; la langue du sauvage ruminant nous tient lieu de pain.

Je remarque que nos hommes, après avoir dévoré une quantité énorme de viande et vidé une immense marmite pleine de bouillon à la moelle, s’endorment d’un profond sommeil et qu’au bout de deux heures ils s’éveillent pour faire un second repas de viande aussi copieux que le premier. Vers minuit ils se lèvent de nouveau pour manger un morceau de bosse, ce qui ne les empêche pas de dévorer, comme autant d’ogres, un déjeuner servi à quatre heures du matin.

Nous dûmes traverser, le jour suivant, plusieurs petits ruisseaux encaissés dans de profondes et étroites vallées, et garnis de charmants massifs de groseilliers et de cerisiers sauvages.

Les groseilles sont délicieuses ; les jaunes surtout sont sucrées et ont un goût exquis ; quant aux cerises, elles sont à peine mangeables.

Ces petites vallées ne sont fréquentées que par les ours qui viennent y manger les fruits dont ils sont très-friands. Le soir du même jour, ayant accompagné notre chasseur à l’affût et m’étant posté avec lui dans un épais fourré, où nous avions découvert un sentier fréquenté par les ours, je ne tardai pas, avant une heure écoulée, à entendre un grand bruit dans le buisson, et, à trente pas de nous, nous apercevons un ours noir qui s’avance lentement vers un massif de groseilliers et de cerisiers. Il se lève sur ses pattes de derrière, saisit une branche de cerisier, l’abaisse à la portée de ses dents, reste immobile pendant quelques instants, regardant attentivement dans toutes les directions, puis il se met à manger les cerises avec une gloutonnerie des plus amusantes. Souvent il s’arrête, fixant un regard scrutateur tout autour de lui, et debout et immobile, sans lâcher la branche qu’il tient à brassée, il écoute, puis rassuré sans doute, il se remet à l’œuvre, variant, en fin gourmet, des cerises aux groseilles, et des prunes aux framboises. Il s’était encore rapproché et nous présentait le côté, quand nous faisons feu tous les deux ; l’ours pousse un terrible grognement, fait un bond et retombe lourdement en arrière. L’Indien l’achève d’un coup de revolver et retourne au camp chercher un cheval de bât pour emporter une partie de la viande, la peau et la graisse qui fait d’excellentes fritures.

Vers midi, après avoir gravi une petite montagne, formée d’un sol aride et rocailleux, nous découvrons à deux mille pieds au-dessous de nous, une étroite vallée, dont les parois sont formées de buttes de terre jaune ou rouge disposées en terrasse et garnies çà et là de bouquets de verdure et de cèdres rabougris suspendus au-dessus de l’abîme. Un petit ruisseau, ombragé de saules, d’osiers et de cotonniers au gai feuillage, serpente en mille zigzags ; c’est une délicieuse oasis, mais la descente en est difficile et périlleuse ; notre chariot y est descendu au moyen de cordes, les mulets roulent et dégringolent comme nous d’une terrasse à l’autre et enfin, après deux heures de pénible travail, nous arrivons tous au fond de la vallée, ayant les jambes et les mains écorchées, et brisés de fatigue.

Mais cette charmante vallée n’est qu’un horrible repaire de moustiques de la plus mauvaise espèce qui fourmillent dans les hautes herbes : nous boucanons nos mulets, nous nous boucanons nous-mêmes, et la soirée et la nuit se passent ainsi, entre la fumée âcre des absinthes sauvages et celle de nos pipes, sans que nous puissions fermer l’œil.

À l’approche des mauvaises terres du petit Missouri, l’aspect du pays devient plus original. Des coteaux de forme bizarre et de couleur jaune ou rouge, se dessinent sur un ciel d’un bleu limpide, le terrain plus rocailleux, est couvert de cactus dont les pointes aiguës s’attachent aux jambes de nos chevaux et retardent notre marche. Nous tuons aussi plusieurs serpents à sonnettes que nous conservons dans de l’alcool ; le plus grand mesure un mètre vingt centimètres et sa queue est garnie de neuf anneaux.

Après avoir traversé plusieurs petits bois de cotonniers et de cèdres, nous arrivons à la nuit au milieu d’un labyrinthe de monticules, de ravins et de rochers d’un aspect si effrayant, que nous prenons le parti de camper jusqu’au jour.

La nuit fut triste, n’ayant trouvé ni eau ni bois, et pas un brin d’herbe pour nos pauvres mulets.

En outre une bande de loups rôda toute la nuit autour de notre camp, et nous enleva un sac de viande sèche. Ce fut jusqu’au jour une horrible sérénade, avec accompagnement de coups de fusil et hurlements des blessés.

Au point du jour, nous gravissons une haute colline et nous découvrons enfin la vallée du petit Missouri des gros ventres, rivière qui prend son nom de la tribu des Minetares ou Gros-Ventres qui habitent auprès de son embouchure. Ils faisaient autrefois partie de la nation des Corbeaux, mais ils s’en sont séparés et se sont construits, comme les Mandanes et les Rees, des huttes