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… Au moment du départ seulement, j’apprends la destination du Iowa : ce bateau, appartenant à la Compagnie Américaine, fait chaque année un voyage dans le haut Missouri, s’arrêtant aux différents postes de traite situés sur le fleuve, et y déposant les hommes nouvellement engagés, les provisions et les marchandises.

C’est un long voyage de quarante jours, pour remonter jusqu’au fort Union, établissement situé à l’embouchure de la rivière Yellow-Stone (Pierre jaune), à six cent soixante-quinze lieues de Saint-Louis et onze cents de la Nouvelle-Orléans. Mais, comme les bateaux à vapeur de fort tonnage peuvent pendant quatre ou cinq mois de l’année remonter jusqu’au fort Bouton, situé dans le pays des Pieds-Noirs, et à dix lieues des grandes chutes du Missouri, on peut dire que la navigation du grand fleuve est de douze cent seize lieues.

Remontant péniblement contre un courant de quatre à cinq kilomètres à l’heure, nous passons devant les coteaux de Gasconade, remarquables par leurs beaux rochers couverts de verdure ; puis viennent Jefferson-City, la capitale du Missouri, et Indépendance, où les Mormons, dans leur hégire, avaient établi leur nouvelle Sion et d’où ils furent chassés par les Missouriens.

Aujourd’hui cette petite ville est encombrée d’émigrants se rendant en Californie et un ferry-boat (bac) à vapeur traverse continuellement le fleuve, transportant d’une rive à l’autre une multitude de chariots, de nombreux troupeaux de bœufs et de chevaux, ainsi que des milliers d’émigrants, hommes, femmes et enfants.

Après un temps d’arrêt causé par de nombreuses déceptions, une nouvelle épidémie de fièvre d’or venait de se déclarer ; les fermiers vendaient leurs terres à vil prix, les hommes de loi abandonnaient leur étude ; négociants, ministres, presbytériens, méthodistes ou baptistes, tous endossaient la chemise de laine rouge ; et, le revolver à la ceinture, la longue carabine sur l’épaule, ils s’acheminaient en longues caravanes vers le nouvel Eldorado.

Les chariots d’émigrants, recouverts d’une large toile, sont arrangés à l’intérieur avec beaucoup d’ordre et de propreté ; c’est une cabane roulante que son propriétaire doit habiter pendant six ou sept longs mois, et qu’il rend aussi confortable que possible.

Les pistolets et les carabines, arsenal indispensable à l’aventurier du Far-West, sont accrochés aux parois intérieures du chariot ; dans un coin est attaché le poêle en fonte que l’on installe à chaque campement, pour y cuire le biscuit ; çà et là sont aussi suspendus des outils et des ustensiles de ménage. On trouve dans presque toutes ces tentes roulantes quelques ouvrages d’histoire et de géographie, et toujours la Bible, ce compagnon inséparable de l’émigrant américain.

Quelques émigrants inscrivent extérieurement sur la toile leur nom et profession ; je lis sur l’un des chariots :

J. B. SMITH, DENTISTE DE NEW-YORK.
S’adresser au bouvier.

Le bouvier n’était autre que le dentiste lui-même ; après avoir dételé ses bœufs et cuit son dîner, il passait un habit noir, et, comme les charlatans de nos foires, il faisait monter les victimes dans son chariot, et leur arrachait les dents, sans douleur, moyennant la modique somme d’une piastre.

On me montre un grand chariot couvert d’une toile blanche à raies bleues et hermétiquement fermé ; il est habité, me dit-on, par six jeunes filles qui vont aux mines d’or y chercher des maris et une position indépendante. On les dit fort jolies, et surtout fort respectables, et la preuve de cette dernière assertion est qu’elles verrouillent chaque soir avec des épingles la porte de calicot qui ferme leur chariot.

Quittant, non sans regret, le campement des émigrants, nous passons rapidement l’embouchure de la rivière Kanzas, le fort Leavenworth, établissement militaire d’une grande importance par sa position sur la frontière du territoire indien, et Saint-Joseph, ville fondée d’hier et déjà riche et commerçante.

Là, s’arrête toute trace de civilisation ; en amont, les rives sont désertes, la navigation devient plus difficile, et il faut renoncer à marcher pendant la nuit, afin d’éviter les bancs de sable qui barrent souvent le fleuve et nécessitent des sondages continuels.

Le lit du fleuve devient de plus en plus tortueux et le courant si rapide, que nous mettons quatre heures à passer la pointe de la rivière aux Sioux. On chauffait cependant à toute vapeur, le bateau tremblait dans toute sa charpente ; parfois l’avant disparaissait complétement sous l’eau qui couvrait le pont ; nous avions gagné quelques pouces, mais le courant semblait redoubler de force, et nous reculions de nouveau. Notre capitaine, furieux, fait jeter un baril de résine dans les fourneaux ; c’est un moment solennel pour les passagers, qui, tout en redoutant une explosion, s’intéressent vivement à la lutte.

Ce qui frappe le plus le voyageur remontant le Missouri, c’est l’immense quantité d’arbres énormes entraînés par le courant et qui s’enfonçant dans le lit boueux du fleuve, présentent une pointe souvent à fleur d’eau et causent de nombreux et terribles naufrages. Parfois ces troncs d’arbres accrochés ensemble et amoncelés les uns sur les autres, forment des îlots et couvrent une étendue de plusieurs milles, et c’est à peine si les bateaux peuvent se frayer un passage en faisant mille zigzags ; aussi est-il impossible de naviguer la nuit, et au coucher du soleil, le steamboat est solidement amarré a la rive. Comme le pays est complétement inhabité et que l’on n’y trouve ni charbon, ni bois coupé d’avance, nos quatre-vingts hommes d’équipage, armés de haches, font un terrible dégât dans les vieilles forêts de cèdres ou de peupliers des deux rives.

Les compagnies qui ont pour but le commerce de pelleteries sur le territoire américain, sont au nombre de deux seulement : la Compagnie Américaine (American fur Company), et celle de l’Opposition. La haine la plus invétérée existe entre les employés de ces deux compagnies, et ils ne reculent devant aucun moyen de se nuire mutuellement, toutes les fois qu’il s’en présente l’occasion.