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tombe d’Albert Durer est marquée du chiffre 649, je me persuade que rien ne sera plus facile que de la découvrir : la conséquence serait juste, sans aucun doute, si l’ordonnateur du cimetière avait été aussi méthodique que l’excellent chevalier Martin Kœtzel. Il m’en souviendra de mes recherches à Saint-Johanniskirchhof. J’ai perdu bien du temps à déchiffrer les épitaphes des innombrables patriciens qui paraissent avoir été, de temps immémorial, les hôtes privilégiés de ce cimetière.

Ces étalages des titres de noblesse, de blasons, de casques panachés, d’armes ornées, de devises prétentieuses sur des tombes, sont choses évidemment si opposées au véritable esprit du christianisme, que la vue en est non-seulement déplaisante, mais fait naître de mauvaises pensées. On est tenté d’interpeller le mort : « Pensais-tu, par hasard, que tu conserverais cet écusson sur ta robe blanche parmi les bienheureux, ou qu’en enfer, elle te servirait de bouclier contre la fourche du diable ! »

Tandis que j’erre inutilement de tombe en tombe, les yeux éblouis par les rayons qui me torréfient, un chœur de jeunes voix s’élève dans une église située au milieu du cimetière, d’abord douces, puis fortes, et avec un éclat qui emplit l’air d’harmonie. Je vais regarder à la porte. Ce sont. vingt-cinq ou trente fillettes de douze à quatorze ans qui, vêtues. de blanc et assises, chantent devant un petit autel couvert de fleurs. J’éprouve, debout sous le soleil, un sentiment délicieux de fraîcheur : c’est du fond de ces âmes candides que me vient ce souffle qui m’enveloppe un moment comme l’ombre fraîche des bois.

Wenceslas, sous le tilleul. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Je reprends ma course à travers les petites ruelles de l’inextricable labyrinthe. Je rencontre les noms du poëte Grübel (1809), de W. Pirkheimer (1530), du docteur Link, qui promut Luther au doctorat, de Veit Stoss (1591). Enfin je découvre le no 649. La pierre ne diffère point des autres. Au chevet, on voit une sorte d’oreiller en pierre sur lequel, au-dessus du monogramme bien connu d’Albert Durer, on lit cette simple inscription :

« Tout ce qu’il y avait de mortel en Albert Durer est enfermé dans ce tombeau. Il a émigré le 8 août 1528. »


À l’extrémité du cimetière sont les tombes les plus récentes, entièrement entourées de guirlandes de verdure ou de fleurs.

Un petit bâtiment est voisin de ces tombes. Plusieurs femmes regardent avidement aux vitres. Je cède à un mouvement de curiosité que mon instinct aurait bien dû m’épargner. « Peut-être, me dis-je, un rétable, une peinture, une statue ? » Mais j’aperçois une suite de vrais cercueils d’une forme élégante, rangés comme des lits. Au-dessus de chacun d’eux pend un cordon de sonnette. Sur le deuxième cercueil est étendue une jeune fille d’environ quatorze ans : son corps est enveloppé d’un beau linceul brodé. Sa figure est visible sous un voile : ses joues jaunes sont gonflées : une mouche se promène lentement sur ses lèvres noires : sa pauvre petite main est suspendue à l’anneau d’un cordon. D’un seul regard, j’ai distingué jusqu’aux moindres détails de ce triste tableau : je m’éloigne brusquement. Les sonnettes sont certainement des précautions en vue d’un état de léthargie qui aurait échappé à l’art des médecins.

En sortant du cimetière, je me demande si cette enfant ne serait pas une figure de cire qui sert seulement à expliquer au public la coutume de ces expositions et l’usage prudent des sonnettes. Cette supposition me soulage et je me garde bien d’aller m’assurer si elle est vraie.




J’annonce à M. Galimberti mon départ. Un habitué de l’hôtel, assis dans l’embrasure d’une fenêtre où chaque matin il vient lire les feuilles publiques, se tourne vers moi, pose sur ses larges genoux ses larges mains, les coudes en dehors, comme M. Bertin l’aîné dans son beau portrait par M. Ingres, et me dit en bon français :

« Monsieur, vous n’avez pas pu voir Nuremberg en si peu de jours ; plusieurs mois vous suffiraient à peine. » — Je fais un signe d’assentiment.

« Monsieur, poursuit-il, vous avez vu quelques grosses choses, les monuments, des églises, des musées, des maisons ; mais les petites choses, les curiosités ? Avez-vous vu seulement la tête de Cunégonde[1], le fer du che-

  1. Au Burg.