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torale ou demi-agricole. Ils ont eu cependant leurs jours de grandeur dans l’histoire. Jugurtha, Massinissa et Juba étaient des Berbers ; et dans les luttes qu’ils soutinrent contre Byzance et les Arabes, il ne leur a manqué que la plume d’un nouveau Salluste pour que plus d’un nom parmi leurs chefs brillât du même éclat. Dans les provinces de l’extrême Occident, ils ont fondé de puissantes dynasties militaires qui régnèrent sur le Maroc, dominèrent en Espagne, et firent reconnaître leur autorité jusqu’aux limites de la Tunisie ; mais dans notre Algérie, une immense irruption de tribus arabes, venues de l’Orient du onzième au treizième siècle, a brisé leur nationalité, morcelé et refoulé leurs tribus, et les a réduits à l’état de subordination où les Turcs les maintinrent et où nous les avons trouvés. Leur nom même a disparu dans cet anéantissement politique de la race ; car ils n’ont plus guère été connus que sous l’appellation de Kabyles qui est d’origine arabe, et que l’usage a maintenue[1]. Et comme pour montrer jusqu’où peut aller l’humiliation d’un peuple abattu, cette dénomination même de Kabyles, qui est encore une ligne de démarcation, un usage abusif qui tend à s’établir parmi les Européens de l’Algérie et dans l’administration coloniale, s’efface de plus en plus, pour tout englober, Arabes et Kabyles, sous la seule qualification d’Arabes.

Mais ici l’ethnologie proteste, d’accord avec la vérité des choses et même avec une bonne politique. Les purs Berbers se sont toujours maintenus, quoique morcelés, à l’abri des massifs de montagnes les plus difficiles de l’Algérie. On les trouve dans le Dahra, dans l’Ouanséris, dans le Djerdjéra et dans l’Aurès, gardant partout, sauf la religion de Mahomet qu’ils ont autrefois adoptée, leurs mœurs nationales et leur antique idiome. Mais c’est surtout chez les Touâreg, leurs frères du désert, qu’il faut chercher dans sa pureté inaltérée cette double transmission des mœurs originaires et de la langue maternelle.

Que de toute antiquité les grandes oasis du Sahara aient été occupées par des tribus berbères, c’est une chose au moins très-vraisemblable. Il est toutefois certain qu’une partie des Touâreg, et sans doute une partie considérable, n’est venue s’établir dans ses territoires actuels qu’à dater du onzième siècle, c’est-à-dire à l’époque de la grande irruption des Arabes dans la contrée littorale. Des tribus notables, souvent mentionnées avant cette époque aux environs de la côte, ne se retrouvent plus que chez les Touâreg. L’étude de ce peuple en reçoit un double intérêt. M. Henri Duveyrier, plus que personne avant lui, fournit à cette étude d’importants matériaux. Il les a vus de près, il a vécu en quelque sorte de leur vie, et il apporte dans son étude l’œil et l’esprit d’un bon observateur. Il a fait plus encore. Chargé de poursuivre avec les chefs de Gh’ât les négociations commerciales déjà entamées deux ans auparavant par Boû-Derba, pour rétablir une libre communication entre l’Algérie française et le centre du Soudan, il s’est acquitté avec un plein succès de cette mission délicate. Il a préparé la convention conclue en 1862 à Ghadamès, et il n’a pas été sans influence sur la visite que deux chefs touareg importants ont faite à Paris. M. Duveyrier a servi son pays en même temps que la science ; c’est un double titre dont la France lui est redevable, et dont la Société de Géographie lui a tenu compte.


IV

Le capitaine Speke a publié sa relation, si impatiemment attendue. Nous n’aurions pas à nous y arrêter longtemps, la place nous le permît-elle, après ce que nous avons dit dans notre Revue précédente de ce mémorable voyage, et surtout en présence du piquant résumé pour lequel le Tour du Monde a emprunté la plume habile de M. Forgues. Une traduction complète mettra d’ailleurs bientôt le public français à même d’apprécier pleinement le livre et le voyageur.

On peut suivre dès à présent l’intrépide explorateur depuis les plages de Zanzibar, à travers le centre du continent, jusque dans la haute Nubie et en Égypte. On peut gravir avec lui les pentes étagées du grand plateau intérieur, couper de l’est à l’ouest, puis du sud au nord, ces vastes plaines ondulées dont la hauteur au-dessus de la mer tempère heureusement les chaleurs tropicales ; traverser ainsi la contrée de Monomoézi ou Pays de la Lune, à l’extrémité de laquelle se trouve le grand lac central (le Tanganîka) dont nul Européen n’avait approché avant la mémorable expédition de 1858, où M. Speke accompagnait le capitaine Burton, et arriver de là au second lac intérieur, le N’yanza, que le capitaine Speke a vu pour la première fois dans cette expédition de 1858. On peut maintenant longer à l’ouest, à une certaine distance cependant, ce lac Nyanza que coupe l’équateur, et sous cette zone équatoriale que les anciens regardaient comme inhabitable à cause des chaleurs torréfiantes d’un soleil vertical, reconnaître, non sans quelque étonnement, un climat non-seulement très-supportable, mais qui pourrait être cité parmi les plus beaux du monde, n’étaient les pluies diluviennes qui durent neuf mois de l’année. Ce sont ces pluies équatoriales, on le sait actuellement, qui produisent les débordements du Nil, dont l’époque et le retour régulier furent si longtemps, pour les théoriciens de la science aussi bien que pour le vulgaire, un sujet d’étonnement et de hasardeuses spéculations. Ici, sur les pas du voyageur, on voit des pays dont la population est nègre, mais dont les chefs appartiennent d’origine à une autre race, à la race blanche des Gallas, dont le foyer est au sud de l’Abyssinie, ce qui paraît avoir produit, dans une mesure que nous ignorons encore, un certain développement de race mixte dont les aptitudes sociales se montrent très-supérieures à celles du nègre pur. Il y a là des faits et des questions d’ethnologie africaine que la relation du capitaine nous fait entrevoir plutôt qu’elle ne les aborde, mais qui ne peuvent manquer de s’éclaircir promptement

  1. Kébaïls, les Tribus.