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pas prouvé qu’Albert Durer ait gravé sur bois, il n’a jamais été riche, et il se pourrait bien qu’on ait calomnié sa femme.

Premier point. Il est sans doute certain que l’art de la gravure sur bois doit à Albert Durer ses plus grands progrès. Cet art était grossier avant lui : depuis il a dévié en voulant exprimer toutes choses. Mais Albert Durer faisait-il plus que dessiner sur le bois et diriger ensuite les ouvriers tailleurs en bois, désignés de son temps sous les noms de Formschneider ou Figurschneider, en leur enseignant à évider exactement au couteau ou au canif, les espaces blancs entre les lignes tracées par sa plume sur la planche ? Dans les belles et simples gravures sur bois du seizième siècle, le mérite est celui du dessin : l’opération de la taille fidèle, qui laisse tous les traits du dessin en relief, est secondaire. Les dessinateurs ne laissaient rien à l’interprétation des graveurs. Il faut remarquer cependant que, même dans ce simple travail de découpage, on pouvait se montrer plus ou moins habile, et faire preuve non-seulement de correction et de hardiesse, mais encore d’un sentiment fin et délicat du dessin. On a beaucoup discuté cette question de notre temps[1] ; l’opinion la plus prudente paraît celle qui admet que, par exception, Albert Durer a dû graver de sa main certains détails ou même quelques planches entières de son œuvre qui se distinguent par leur perfection.

Deuxième point. Il ne faut pas parler de la fortune d’Albert Durer dans le sens de richesse ou même de grande aisance matérielle. C’était une âme désintéressée, simple, un caractère digne et pur : il n’avait point de vices : surtout il ignorait l’oisiveté : on le reconnaissait sans conteste pour l’un des premiers dans l’immortelle phalange des artistes du commencement du seizième siècle. Cependant on voit par sa correspondance, par toute l’histoire de sa vie, qu’il n’arrivait qu’avec peine aux moyens de soutenir médiocrement son ménage. À l’approche de ses dernières années, il est réduit à demander par lettre aux seigneurs patriciens de Nuremberg, qu’ils veuillent bien se charger du petit capital qu’il a économisé, de manière à lui faire produire des intérêts quelque peu supérieurs à ceux que lui offraient les marchands ou les usuriers[2].

Troisième point. Non, la femme d’Albert Durer n’était pas une Xantippe. N’en croyez rien, jeune homme. Ce sont là de mauvais propos qu’il ne faut pas laisser courir de bouche en bouche sans de bonnes preuves. Les femmes des artistes, même les plus sages et les meilleurs, ne sont pas toujours heureuses. Le noble désintéressement de leurs maris, le génie qui les tient sous sa loi et les entraîne, imposent souvent de cruelles épreuves à la vie domestique. La femme d’Albert Durer, Agnès Frey, fille d’un célèbre mécanicien, et qui avait apporté en dot deux cents florins, était très-belle[3] et très-honnête. Que lui reprochaient certains amis du grand artiste ? d’être trop pieuse, trop économe. Qu’importent, en effet, à « certains amis » la gêne intérieure, les embarras du ménage, l’anxiété du lendemain ? Ils s’étonnent que le génie ne dédaigne pas toutes ces misères. S’il est triste, abattu, c’est à eux qu’on fait tort. Pourquoi s’est-il marié ? Qu’est-ce, après tout, que la femme d’un. grand homme ! — Eh ! messieurs, si grand qu’il soit, elle est peut-être plus grande que lui. C’est à elle à mesurer la somme de souffrances qu’elle croit digne et nécessaire de supporter, à vous à la respecter et souvent à la plaindre.

Albert Durer appelle sa femme, dans quelques-unes de ses lettres datées de Venise, « sa maîtresse de calcul, » par allusion aux réflexions qu’elle lui faisait sur l’utilité de balancer les recettes et les dépenses. Avait-elle tort, la pauvre femme ? Tandis qu’il passait d’assez heureux jours dans la belle patrie du vieux Jean Bellin (1506), qui l’admirait beaucoup, elle vivait difficilement à Nuremberg. Encore semble-t-il bien qu’Albert Durer, en écrivant, plaisantait et n’entendait pas qu’on prît ces expressions en mauvaise part. C’est ainsi que, racontant qu’il a assisté à un concert où des instrumentistes vénitiens jouaient d’une matière si touchante qu’ils en pleuraient aussi, il dit : « Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul pût les entendre ! Elle pleurerait elle-même. » Voilà qui ne paraît pas bien méchant. Mais si l’on veut avoir une idée exacte des rapports d’Albert Durer avec sa femme, le mieux est de lire le livre de notes ou de dépenses qu’il a écrit pendant son voyage aux Pays-Bas, en 1520 et 1521. Il avait emmené Agnès Frey et sa servante, et, dans son journal, confident ingénu de ses pensées, il ne lui échappe contre Agnès aucun mouvement de mauvaise humeur ou d’ennui. Le plus souvent, pendant son séjour dans les grandes villes des bords du Rhin et des Pays-Bas, il dîne à table d’hôte ou bien il est invité dehors par des artistes, des gens riches, voire par des princes. Sa femme et sa servante font modestement leur cuisine en haut et prennent seules leur repas. Un jour il note à peu près ceci : « J’ai acheté à Suzanne (sa servante) un bonnet pour deux florins et

  1. Le débat est parfaitement résumé dans l’excellent ouvrage de M. Ambroise Firmin Didot, intitulé : Essai typographique et bibliographique sur l’histoire de la gravure sur bois. Paris, 1863.
  2. Rien de plus triste que cette lettre. Elle est d’environ 1526. En voici quelques lignes :

    « Honorables, sages et surtout gracieux seigneurs, pendant une longue suite d’années, j’ai, par mes travaux et à l’aide de la Providence, acquis la somme de mille florins du Rhin (d’or ou d’argent ? on ne sait) que je voudrais placer pour mon entretien. Bien que je sache que ce n’est pas votre habitude de donner un intérêt fort élevé et que vous avez souvent refusé un florin pour vingt, ce qui m’a fait hésiter à vous demander ce service, je m’y suis cependant résolu… Dans notre commune, pour ce qui concerne mon art, j’ai travaillé plus souvent gratis que pour de l’argent, et, depuis trente années que je reste dans cette ville, je puis le dire avec vérité, les travaux dont j’ai été chargé ne se sont pas élevés à la somme de cinq cents écus, somme peu considérable et sur laquelle je n’ai pas eu un cinquième de bénéfice. J’ai gagné ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m’a été amère et m’a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs et d’autres personnes du dehors… Je vous prie donc d’accepter les mille florins… et de m’en donner, comme une grâce particulière, cinquante florins d’intérêt par an, pour moi et ma femme, qui tous deux devenons de jour en jour vieux, faibles et impuissants. » Albert Durer ne devait avoir alors que cinquante-six ans. On prétend toutefois qu’à sa mort il aurait laissé une somme de six mille florins.

  3. On conserve à Vienne son portrait dessiné par Albert Durer.