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annamique, d’autant mieux fondées qu’elles s’appuyaient de traités formels. Ces réclamations lointaines avaient été méprisées ; la force est le seul argument auquel aient égard ces gouvernements despotiques de l’extrême Orient. Il fallut y recourir.

En 1858, notre pavillon parut devant Tourân, à une quinzaine de lieues de Hué, capitale du royaume annamite. La ville est prise et ses défenses détruites ; mais les forces dont le chef de notre escadre disposait (c’était l’amiral Rigault de Genouilly) ne su frisaient pas pour avancer plus loin dans cette direction par l’intérieur des terres. Un autre parti, qui parut à la fois plus sûr et plus efficace, est adopté. Notre escadre se porte au sud en longeant la côte, et vient prendre position devant les bouches du grand fleuve, le Mé-kong, qui traverse du nord au sud la région orientale de l’Indo-Chine. Saïgon, capitale de la basse Cochinchine, est assise sur un des bras du fleuve, à quelques lieues de la mer. Des défenses formidables en couvraient les approches ; elles sont emportées d’un seul élan, quoique bravement défendues, et le 17 février 1859 les couleurs françaises, flottant sur la ville, annonçaient que la seconde cité de l’empire annamique avait changé de maître. Cet échec, cependant, ne suffit pas encore pour amener l’empereur Tu-duk (c’est le nom du souverain régnant) à composition. Fortement retranché dans sa capitale, protégé par des troupes nombreuses échelonnées dans le pays, et d’ailleurs excité à la résistance par l’empereur de la Chine, il attendait que les six ou sept cents hommes que nous avions à Saïgon, décimés par les chaleurs extrêmes d’un climat nouveau pour nous, se vissent contraints d’abandonner leur conquête comme il nous avait vus abandonner Tourân. C’était là son calcul ; il a été déçu. Deux années d’occupation n’avaient pas lassé notre constance, lorsque le traité de Tien-tsïn (15 octobre 1860), en réglant nos griefs du côté de la Chine, vint nous rendre la pleine disposition de nos forces dans les mers orientales. Un renfort important fut immédiatement dirigé sur la Cochinchine.

Nous pûmes alors reprendre une vigoureuse offensive. L’effet ne s’en fit pas longtemps attendre. Le 5 juin 1862, les plénipotentiaires annamites signaient à Saïgon, avec l’amiral Bonard, un traité de paix dont le représentant de la France avait dicté les conditions. Les incidents de cette guerre, en élargissant notre champ d’opérations, avaient singulièrement agrandi notre position. Ce n’était plus seulement, comme à l’origine, des garanties que nous réclamions pour la sécurité des missionnaires ; c’était presque un royaume dont la possession nous était assurée. Un article du traité est ainsi conçu :

« Les trois provinces entières de Biên-hoa, de Giadinh et de Dinh-tuông (Mithô), ainsi que l’île de Poulo-Condor, sont cédées en toute souveraineté à l’Empereur des Français. »

D’autres articles portent que les sujets de la France, aussi bien que ceux de l’Espagne (l’Espagne intervenait au traité comme notre auxiliaire dans les opérations de cette guerre) pourraient exercer le culte chrétien dans le royaume d’Annam, et que les sujets annamites qui voudraient embrasser la religion chrétienne n’y trouveraient aucun empêchement ; et en outre, que les commerçants français pourraient librement circuler sur le grand fleuve et dans toutes ses branches, aussi bien que les bâtiments de guerre français.

Ce traité a fait passer sous notre souveraineté un territoire qui peut équivaloir en étendue à cinq ou six de nos départements, et nous a donné un million de sujets asiatiques.

C’est un acte mémorable, moins encore par l’importance matérielle de la conquête que par son effet moral, par la position qu’elle nous fait dans l’extrême Asie, et par le rôle nouveau qu’elle nous prépare dans cette région du monde.

Un des officiers de notre marine auxquels nous devons les récentes publications dont la Cochinchine a été l’objet, M. Léopold Pallu, a consacré la majeure partie de son livre[1] au récit des opérations militaires de la seconde période de l’expédition, c’est-à-dire à partir du moment où la moitié de notre escadre de Chine, dégagée par le traité de Tien-tsin, put venir se joindre à la division de Saïgon et mettre fin aux longs atermoiements de l’empereur Tu-duk. L’auteur ne s’y montre pas seulement officier instruit et de grande expérience ; on trouve en lui, dans un piquant chapitre sur la population cochinchinoise au milieu de laquelle il a vécu, les qualités élevées d’un excellent observateur. M. Pallu avait déjà fait ses preuves dans une relation de notre expédition de Chine, accompagnée d’un grand et bel atlas qui restera comme un des meilleurs documents de l’expédition[2].

Cette campagne de Cochinchine aura mis en évidence, dans le corps de nos officiers, des aptitudes extrêmement remarquables. À côté de M. le lieutenant de vaisseau Pallu que nous venons de mentionner, nous avons à nommer M. le capitaine Lucien de Grammont, du 44e de ligne, et M. Aubaret, capitaine de frégate. Le premier a publié, sous le titre de Onze mois de sous-préfecture en basse Cochinchine[3], un recueil de notes et de documents fort instructifs ; on doit au second la traduction d’un ouvrage chinois indigène (le chinois est la langue administrative et officielle du pays, en même temps que la langue savante), dont le titre est Gia-dinh Thung-Chi[4], ce qui signifie Histoire et description du Gia-

  1. Histoire de l’expédition de Cochinchine en 1861, par L. Pallu, Paris, Hachette, 1864, 1 vol. in-8o de 379 pages, avec une carte.
  2. Relation de l’expédition de Chine en 1860, rédigée par le lieutenant de vaisseau Pallu d’après les documents officiels, avec l’autorisation de Son Exc. M. le comte de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine. Paris, Imprimerie impériale, 1863, un vol. in-4o de 235 pages, avec un atlas grand in-folio de 8 planches.
  3. Napoléon-Vendée, 1863, un volume in-8 de 502 pages, avec une grande carte.
  4. Gia-dinh Thung-Chi. Histoire et Description de la basse Cochinchine (pays de Giadinh) ; traduites pour la première fois, d’après le texte chinois original, par G. Aubaret, capitaine de frégate, publiées par ordre de Son Exc. le comte P. de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine et des colonies. Paris, Imprimerie impériale, 1864, un vol. grand in-8o, de xiii-359 pages, avec une grande carte.