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des chapes, ce quelque chose qu’on cherchait à découvrir. Et, ces matières enlevées, on eut sous les yeux quatre cadavres. Tout le monde peut les voir maintenant dans le musée de Pompéi.

L’un de ces corps est celui d’une femme auprès de laquelle on a relevé quatre-vingt-onze pièces de monnaie, deux vases d’argent, des clefs et des bijoux. Elle fuyait donc emportant ces objets précieux, quand elle tomba dans la petite rue. On la voit encore couchée sur le côté gauche : on distingue fort bien sa coiffure, le tissu de ses vêtements, deux anneaux d’argent qu’elle porte au doigt ; l’une de ses mains est cassée, on voit la structure cellulaire de l’os ; le bras gauche se lève et se tord, la main délicate est crispée, on dirait que les ongles sont entrés dans la chair ; tout le corps paraît enflé, contracté ; les jambes seules, très-fines, demeurent étendues ; on sent qu’elle s’est débattue longtemps dans d’horribles souffrances : son attitude est celle de l’agonie, non celle de la mort.

Derrière elle étaient tombées une femme et une jeune fille : la plus âgée, la mère, peut-être, était d’humble naissance, à en juger par l’ampleur de ses oreilles ; elle ne portait au doigt qu’un anneau de fer ; sa jambe gauche, levée et ployée, montre qu’elle aussi a souffert, moins cependant que la noble dame ; les pauvres perdent moins à mourir. Tout près d’elle, comme sur un même lit, est couchée la jeune fille : l’une à la tête et l’autre aux pieds ; leurs jambes se croisent. Cette jeune fille, presqu’une enfant, produit une étrange impression ; on voit très-exactement le tissu, les mailles de ses vêtements, les manches qui lui couvraient le bras jusqu’au poignet, quelques déchirures çà et là qui laissaient la chair nue, et la broderie des petits souliers dans lesquels elle marchait ; on voit surtout sa dernière heure comme si on était là, sous la colère du Vésuve ; elle avait relevé sa robe sur sa tête, comme la fille de Diomède, parce qu’elle avait peur ; elle était tombée en courant, la face contre terre, et, ne pouvant se relever, elle avait appuyé sur un de ses bras sa tête frêle et jeune. L’une de ses mains est entr’ouverte comme si elle y avait tenu quelque chose, peut-être le voile qui la couvrait. On voit les os de ses doigts perçant le plâtre ; elle n’a pas souffert longtemps, la pauvre fille, mais c’est elle qui fait le plus de peine à voir : elle n’avait pas quinze ans.

Corps de Pompéiens moulés par la cendre (voy. p. 387). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Le quatrième corps est celui d’un homme, une sorte de colosse. Il s’était couché sur son dos pour mourir bravement ; ses bras et ses jambes sont droits, immobiles. Ses vêtements sont très-nettement marqués, les braies visibles et collantes, les sandales lacées aux pieds et l’une d’elles percée par l’orteil, les clous des semelles apparents. Il porte, à l’os d’un doigt, un anneau de fer ; sa bouche est ouverte, il lui manque quelques dents ; son nez et ses joues se dessinent vigoureusement ; les yeux et les cheveux ont disparu, mais la moustache persiste. Il y a quelque chose de martial et de résolu dans ce beau cadavre.

Je m’arrête ici, car Pompéi même ne peut rien nous offrir qui approche de ce drame encore palpitant. C’est la mort violente avec ses tortures suprêmes, la mort qui souffre et se débat, prise sur le fait après dix-huit siècles.

Marc Monnier.