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saints sont séparées par des entrelacs. Une de ces trois statues est la figure d’Adam Krafft, qui tient un maillet et un ciseau : les deux autres représentent sans doute deux de ses apprentis. Sur la galerie est un tabernacle carré, orné d’une grille en cuivre doré : quatre saints en décorent les angles. De là s’élève une ample tige dont les nombreux rameaux, entremêlés des scènes de la passion, se déroulent, s’enroulent, fleurissent, s’épanouissent jusqu’à la rencontre de la voûte, où l’extrémité se recourbe en forme de crosse. Adam Krafft a mis cinq ans à faire ce tour de force pour un assez médiocre salaire. C’était un rude travailleur : il sculptait, dit-on, de l’une et l’autre main avec la même facilité : ses apprentis étaient d’ordinaire de robustes paysans : il appréciait avant tout la vigueur ; mais il a voulu prouver, dans ce tabernacle, qu’il avait aussi le sentiment des finesses de l’art, et qu’il pouvait modeler la pierre a sa volonté comme une cire flexible.

Tandis que je me complais aux détails amusants de toute cette efflorescence d’art, la fille du gardien, qui a reconduit à la porte un groupe d’étrangers, vient vers moi. C’est une bonne fille, un peu carrée ; elle me débite en conscience une description du tabernacle que je n’écoute guère ; j’ai aperçu tout à coup un homme assis entre deux colonnes, sur une saillie en pierre : il est immobile et rigide comme une statue. Il était là, avant mon arrivée, et n’a pas fait un seul mouvement. Étonné, je le montre du doigt à la jeune fille qui le regarde de côté et me dit, tout près de l’oreille, que cet individu est assis à ce même endroit depuis trois heures. Elle a l’air demi effrayé, demi amusé : ses yeux sont effarés, sa bouche sourit. Je fais un pas. Ah ! cette figure pâle, ces regards fixes, je les reconnais ! Cet homme est le gouverneur du jeune Anglais. Que contenait donc cette lettre qui ce matin a mouillé ses yeux ? Il a détendu sa chaîne pour quelques heures, il est venu souffrir dans ce sanctuaire, en liberté !




La Pegnitz forme dans Nuremberg deux îles, le Trodelmarkt, et la Schütt, qui est verte, ombragée de tilleuls, et d’où l’on aperçoit les flèches de Saint-Laurent. On y venait jadis exercer les chevaux ; aujourd’hui l’on y tient trois grands marchés par an. On a, pour traverser la rivière, sept ou huit ponts en pierre et six en bois. Le plus renommé de ces ponts est celui de la Boucherie, fait d’une seule arche, de 1596 à 1598, par le charpentier Pierre Carl, sous la direction du sénateur W. J. Stromer, avec la prétention avouée d’égaler le Rialto. Sous la sculpture en plein relief d’un bœuf couché sur une petite porte de la boucherie, on a gravé une phrase latine trop facétieuse.




Je cherche sur le plan de la ville le nom d’une ancienne petite église sans tour ni flèche, comme un navire démâté, isolée sur la place de l’Hôtel-de-Ville, vis-à-vis Saint-Sebald, dont elle a l’air d’être la chaloupe. C’est la chapelle Saint-Maurice. Une estampe de 1716 montre qu’au dernier siècle elle était entourée d’échoppes. Depuis la réforme elle servait de magasin. C’est, aujourd’hui, un précieux petit musée. À peine y compte-t-on cent quarante tableaux, mais ce sont toutes œuvres d’anciens maîtres de l’école allemande, qui ont appartenu au prince de Wallerstein et aux galeries d’Augsbourg, de Schleissheim et des frères Boisserée. Je ne saurais dire qu’aucune de ces peintures ait produit sur moi une très-vive impression et doive me laisser un de ces souvenirs qui sont pour la vie morale ce que de bonnes rentes sont pour la vie matérielle, c’est-à-dire un revenu agréable, économie du passé, qui se reproduit d’année en année et empêche l’esprit de se débiliter par inanition. Je note cependant une Marie Cléophas, de Martin Schtœngauer, où respire un beau sentiment ; un portrait de femme, par Hans Grimmer ; une Vierge, de Baldüng Grün ; une autre de Schwarz ; une jeune Femme, de Lucas Cranach ; une Naissance de la Vierge, d’Israël de Mekenen ; une sainte Marguerite, de Barthélemy Zeitblom ; une sainte Brigitte, par un inconnu. Quelques-unes de ces peintures sont surtout remarquables par une finesse de modelé où ne se trahit aucune touche du pinceau, par la limpidité de la couleur, par la recherche et l’intention scrupuleuse des moindres détails de la réalité. Les expressions des figures ont peu d’idéal, les types sont rarement d’une grande élévation, les formes sont le plus ordinairement anguleuses, sèches ou lourdes ; mais, parmi toutes ces personnes qui, sous d’autres noms, ont vraiment vécu, beaucoup ont l’attrait que donnent à la physionomie la délicatesse, la placidité d’une conscience pure, la bonté, et la modestie qui s’ignore. Il est bien certain que, de nos jours, on célèbre avec un peu de passion ces artistes qui ont reproduit si naïvement ce qu’ils avaient sous les yeux. Ils ne prétendaient guère, je pense, à tant de gloire. Après tout, l’excès de l’approbation vaut mieux que son contraire. Nous leur devons de connaître ce qu’ils ont rencontré et étudié de plus charmant : ils ont cueilli pour nous ces fleurs de beauté, et c’est grâce à eux qu’elles se sont conservées jusqu’à nous avec tout leur parfum. Devant leurs tableaux, il semble que nous puissions toucher à ces mains délicates et en sentir la molle étreinte, entendre le doux langage de ces lèvres et de ces yeux qui se dirigent vers les nôtres, nous suivent et semblent nous voir s’éloigner comme à regret ; et encore que ces jeunes filles ou femmes de la Germanie, vers la fin du quinzième siècle, n’aient pas eu le don d’inspirer à leurs peintres de ces images enflammées qui, comme les Vénus ou les Judith de Venise ou de Florence, soufflent parfois dans les âmes de violentes et éternelles passions, notre pensée ne saurait remonter vers elles sans leur payer le tribut d’une admiration sincère qui ne perd sans doute rien de son prix pour être tempérée par le respect et l’estime.

Une autre collection de peintures, voisine de l’école de dessin, sur la place Saint-Gilles, ressemble plus que [1]

  1. Il est mort en 1507, à l’hôpital de Schwalbach.