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nos cheveux étaient droits et nos peaux blanches, nous n’en possédions pas moins des mains et des pieds comme les autres hommes.

Parmi les objets tour à tour disposés sur la couverture rouge, les lunettes obtinrent un succès de gaieté, les allumettes un succès d’étonnement. Mais le roi ne donnait aucun signe d’émotion. Lorsque tout fut terminé, on me demanda l’exhibition de mon chronomètre qui était, au dire des officiers, la corne magique, moyennant laquelle les hommes blancs retrouvent leur chemin dans le monde entier. Kamrasi manifesta le désir de prendre cet objet, le seul avec les fusils qui lui fût absolument inconnu. Je tâchai de m’excuser en lui laissant l’espoir que s’il envoyait des messagers dans le Gani, on pourrait lui procurer un instrument pareil au mien. En attendant, et faute d’en avoir un second, il m’était interdit de lui sacrifier celui-ci. Changeant de sujet, le roi demanda :

« Qui gouverne l’Angleterre ?

— Une femme, lui fut-il répondu.

— A-t-elle des enfants ?

— Certainement, et voici deux d’entre eux, » répartit Bombay avec son imperturbable assurance.

Kamrasi n’en persista pas moins à nous prendre pour des trafiquants, et nous proposa un échange de vaches que nous repoussâmes comme tout à fait indigne de nous. À l’issue de la conférence, il nous fit passer quatre pots de pombé qui furent les très-bien venus.

19 septembre. — Je fais proposer à Kamrasi le tiers des fusils que nous avons laissés dans l’Ouganda et le tiers des marchandises restées chez Rumanika, s’il veut les faire réclamer de notre part et fournir les hommes nécessaires au transport de ces divers objets. Il me répond par des assurances de bon vouloir. Je ne dois m’inquiéter de rien. J’aurai tout ce qu’il me faudra. Le roi m’aime beaucoup, et désire entourer son nom d’une gloire double. Provisoirement, il m’envoie deux pots de pombé : un sac de sel et une boule de beurre. Le sel, très-blanc et très-pur, vient d’une île située dans le lac qu’on appelle le « petit Luta Nzigé » à soixante milles du palais où nous sommes, dans la direction de l’ouest. En me parlant de ce lac et des pays qui l’entourent, l’Ouganga, l’Oulagga, le Namachi, on mentionne, au delà de cette dernière contrée, et à peu près sous le deuxième degré de latitude nord, les Wilyanvouanta (cannibales) qui « enterrent les vaches et mangent les hommes. » Ce sont sans doute ces Nyam-Nyams chez lesquels Pétherick prétend avoir pénétré en 1857-58. On assure qu’ils créent entre eux une sorte de lien fraternel en buvant le sang l’un de l’autre, et qu’ils remplacent le beurre, dans leur soupe, par la graisse de la chair humaine, préalablement passée au feu.

20 septembre. — Seconde conférence avec Kamrasi, qui veut nous communiquer des nouvelles arrivées du Gani. De vagues indices me faisant supposer que Pétherick est dans ce pays, je propose de faire partir Bombay avec une lettre, mais je n’obtiens aucune réponse. Après maint et maint propos, le roi revient indirectement à ce chronomètre que je lui ai si obstinément refusé. Le désir qu’il éprouve de posséder un instrument si précieux est une vraie maladie, dont je puis seul le guérir. Et je m’aperçois alors que tous ces vains discours, ces prétendues nouvelles, ces assurances d’amitié n’allaient rien moins qu’à nous prédisposer favorablement, et à rendre moins incertain le succès de cette nouvelle requête. Il était dur de sacrifier en pure perte une excellente montre qui m’avait coûté cinquante livres sterling (1 250 fr.) et que je ne pouvais remplacer à aucun prix. Mais d’un autre côté comment renoncer à marcher vers le Gani, et perdre ainsi tout le bénéfice du voyage. J’aurais pu, il est vrai, détromper Kamrasi sur l’usage du chronomètre qu’il prenait évidemment pour une boussole ; mais à quoi bon ? Il eût exigé les deux objets, et toute résistance n’eût servi qu’à exciter encore son aveugle cupidité ! Aussi fallut-il s’exécuter. La montre et la chaîne passèrent entre les mains de l’odieux monarque et pour tout remercîment, il me demanda si j’avais encore quelque autre « corne magique », dans l’intention bien évidente de nous mettre hors d’état de voyager, afin de se réserver tout l’honneur et tous les bénéfices de la nouvelle route à ouvrir. Au surplus, dès le soir même, on nous rapporta le chronomètre, qui avait déjà besoin de réparations. L’aiguille des secondes ne tenait plus, et je n’attendais pas moins des mains brutales à qui désormais était remis cet engin délicat.

21 septembre. — De nouvelles insistances pour obtenir la permission de passer outre font penser au roi que je lui en veux de m’avoir privé de ma montre. Il me fait prier de la lui garder jusqu’au moment où j’aurais pu m’en procurer une autre, et me prie en même temps de ne plus lui dire que je veux le quitter.

25 septembre. — La visite de Kamrasi nous est solennellement annoncée dès le matin, et nous préparons de notre mieux la hutte où nous devons le recevoir. Mes hommes saluent son débarquement par trois coups de fusil, et tandis que Fry, sur son sifflet de contre-maître, exécute une marche comique, nous accueillons chapeau bas Sa Majesté qui se montre très-disposée à tout admirer. Elle le serait aussi à tout emporter, nos moustiquaires, nos lits de camp, notre sextant, nos couverts de table, nos albums. Il faut tout défendre, tout refuser et ce au grand étonnement du prince, qui s’attendait évidemment à voir ses moindres désirs immédiatement satisfaits. Enfin je l’ai sommé de me prêter une oreille attentive et quand il m’a paru disposé à m’écouter : « Je veux, lui ai-je dit, savoir bien positivement si vous souhaitez que les marchands anglais viennent ici régulièrement, comme au Karagué. S’il en est ainsi, consentirez-vous à me remettre un pembé (une corne magique) pour attester à qui de droit la volonté du grand Kamrasi. — Je ne demande pas mieux, a-t-il répondu. Vous aurez cette corne, grande ou petite, à votre désir. Puis, quand vous serez partis, si nous apprenons que des Anglais sont au Gani, devant venir ici, mais arrêtés par la crainte de mes frères, nous irons avec nos lances prêter secours à leurs fusils. Je commanderai moi-même l’expédition, et mes