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cours d’eau, et que durant leurs voyages de commerce ils en sont réduits à faire de longues marches pour trouver çà et là quelque misérable petit ruisseau. De plus, ceux d’entre eux qui, durant le dernier interrègne, Ont pénétré dans l’Ousoga en passant le détroit des deux lacs, affirment n’avoir pas traversé de fleuve.

Reste à vider la question de ce « lac salé » que je crois fermement être un « lac d’eau douce, » attendu, je l’ai déjà dit, que les naturels désignent, comme lacs salés, tous ceux ou ils trouvent soit des couches salines, soit des îlots plus ou moins salpêtrés. Le docteur Krapf, parvenu en vue du mont Kénia, recueillit de la bouche des indigènes qu’il existait au nord de cette montagne un grand lac salé ; ils lui dirent aussi qu’une rivière coulait entre le Kénia et le Nil. S’il n’a pas été trompé sur ce dernier point, il doit indubitablement exister quelque rapport entre la rivière dont il parle et le lac salé dont on m’entretenait ; on en trouverait de même, selon toute probabilité, entre le lac salé qu’on me signalait et celui qu’on lui a dit porter le nom de Baringo. — Du reste, à quelque point de vue qu’on l’envisage, — cette question, qui demeure indécise, n’intéresse et ne contredit en rien ce fait bien établi que le point de départ du Nil est sous le troisième degré de latitude sud, au même endroit où, dans le cours de l’année 1858, je signalais l’extrémité méridionale du Victoria N’yanza.

J’ai donné aux chutes en question le nom de Ripon, emprunté au noble président qui, pendant les préparatifs de mon expédition, dirigeait les travaux de la Royal géographical Society. Le bras d’eau ou crique d’où sort le Nil, a reçu celui de canal Napoléon, en témoignage de respect et de reconnaissance à l’égard de la Société Géographique française qui m’a décerné sa médaille d’or, pour la découverte du N’yanza Victoria, au moment même où je quittais l’Angleterre. Un phénomène, tout d’abord, me laissait quelque perplexité ; — le volume de la Kitangulé me semblait aussi considérable que celui du Nil ; mais si l’on considère que l’une coule très-lentement, et l’autre avec une grande vitesse, on comprendra qu’il est à peu près impossible d’établir un jugement bien précis sur leur importance relative.

29 juil. — Mécontent de la première esquisse que j’ai faite hier en arrivant, je n’ai pu m’empêcher de la recommencer aujourd’hui ; ensuite, comme l’état de l’atmosphère chargé de nuages ne se prêtait pas aux travaux nécessaires pour déterminer la latitude, et comme l’officier du district me vantait la vue qu’on a sur le lac, du haut de cette colline qui nous le dérobe, je parlai de nous y rendre ; mais Kasoro, bien que je l’eusse gratifié de quelques peaux d’antilope Nsamma, et de pintades pour son dîner, s’opposa formellement à ce projet, sous prétexte qu’on ne pourrait jamais rassasier ma curiosité. Les ordres royaux portaient simplement qu’on me ferait voir les « Pierres ; » s’ils me conduisaient sur une hauteur, je voudrais en visiter une seconde, puis une troisième et ainsi de suite. Cette remarque me fit rire, attendu que telle est, en effet, ma nature depuis que je suis au monde. Au fond, je n’en étais pas moins contrarié ; il m’eût été doux de mystifier mon jeune tyran, et je demandai des barques comme si je voulais chasser l’hippopotame, espérant in petto que la nécessité de descendre à terre pour y prendre notre repas me fournirait l’occasion de gravir la hauteur prohibée ; mais les bateaux n’étaient pas mentionnés dans la consigne, et Kasoro resta sourd à ma requête, « Alors, repris-je, allez me chercher des poissons ! je veux en dessiner quelques-uns… — Non, les ordres n’en parlent pas. — Retournez donc au palais et je partirai demain pour Ourondogani dès que j’aurai relevé ma latitude. » Pas le moins du monde ; l’entêté personnage ne voulait s’en aller qu’après m’avoir mis en route. Le lendemain donc, Bombay est parti, avec Kasoro, chargé par moi de demander au palais le Sakibobo lui-même, ainsi qu’un ordre du roi qui nous alloue cinq barques, cinq vaches et cinq chèvres, et de plus la permission d’aller ou je voudrai, de faire ce qui me plaira et de requérir le poisson nécessaire à notre subsistance. Là-dessus, j’ai rebroussé chemin et regagné Ourondogani. Installés, le 5 août, dans cette agréable résidence, où les femmes de Mlondo ne nous laissaient manquer ni de pombé, ni de bananes, ni de patates, sans compter le poisson que nous prenions de temps en temps et la venaison que mon fusil nous procurait, nous y avons mené jusqu’au 10 une existence fort agréable. Ce jour-là, le retour de Bombay et de Kasoro nous oblige à nous remettre à l’œuvre. Ces honorables gentlemen ont traversé, pour se rendre au palais de Mtésa, jusqu’à douze cours d’eau, tous fort importants (entre autres, la Luajerri) et tous sortant du Lac. Dès le lendemain du jour ou ils m’avaient quitté à Kira, ils obtinrent une audience royale, Mtésa s’étant imaginé que Bombay venait lui annoncer ma mort, résultat de quelque attaque inopinée. Sa surprise fut grande quand on lui apprit que rien de semblable n’était arrivé, mais que les officiers d’Ourondogani s’étaient montrés intraitables, ne voulant se soumettre qu’à l’autorité directe du Sakibobo. Celui-ci se trouvait présent ; le roi le fit arrêter, séance tenante :

« Qui donc est le maître, s’écriait-il avec chaleur, si les ordres de cet homme-ci sont préférés aux miens ? »

Puis se tournant vers le Sakibobo lui-même, il lui demanda « de quel prix il entendait payer sa libération ? » Ce vassal, comprenant que sa vie ne tenait qu’à un fil, répondit sans hésiter « qu’il fixait sa rançon à quatre-vingts vaches, quatre-vingts chèvres, quatre-vingts esclaves, quatre-vingts mbugu, quatre-vingts charges de beurre, autant de café, autant de tabac, autant de tous les produits de l’Ouganda. » Sa liberté lui fut alors rendue. Ensuite, et comme Bombay présentait ma requête dans les termes qu’on a vus plus haut :

« Soyez tranquille, répondit le roi, de tout ce que me demande le Bana, rien ne lui sera refusé ; mais il n’est pas nécessaire que je lui envoie le Sakibobo. Mes pages suffisent pour porter mes ordres aux princes aussi bien qu’aux sujets. Kasoro, muni d’instructions complètes,