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montré un peu plus alerte, ou si sa carabine eût été chargée. Les potiers le rattrapèrent, puis, le voyant pointer vers eux cette arme qu’ils prenaient pour une corne magique, le tuèrent à coups de lance et tout aussitôt prirent la fuite. Dès que la nouvelle du désastre fut arrivée au camp, un détachement fut expédié, qui nous rapporta le soir même le cadavre de ce malheureux et tous ses effets, car on ne lui avait rien enlevé.

Dans la nuit du 12 au 13 juillet, ayant perdu deux des vaches assignées à son détachement, et voyant les nôtres au grand complet sous les arbres auxquels nous les avons attachées parle pied, Budja s’informe des charmes que nous avons dû employer pour les retenir. Jamais il n’a voulu croire que de bonnes cordes nous avaient tenu lieu de toute espèce de sortiléges. Une des sœurs de la reine, informée du meurtre de Kari, est venue nous apporter des compliments de condoléances et en même temps une cruche de pombé qui lui a été payée en verroteries. Comme nous lui demandions, soupçonnant quelque subterfuge, de nous dire combien la reine avait de sœurs, elle a commencé par répondre qu’elle pouvait seule revendiquer ce titre ; mais quand on lui a fait observer que dix autres dames pour le moins s’en étaient déjà parées, elle a répondu, en baissant le ton :

« Rien de plus vrai : je suis loin d’être la seule ; mais, en vous disant la vérité, je m’exposais à perdre la tête. »

Paroles dont j’ai pris note, car elles donnent la mesure de l’importance qu’on attache ici à garder les secrets de la cour.

Fatigués de la lenteur de notre marche, nous avons tenu conseil, le 18 juillet, Grant et moi, vu la nécessité de communiquer le plutôt possible avec Petherick, — si en réalité il vient au-devant de nous, — et aussi vu la situation particulière de mon camarade, à qui l’état de sa jambe interdit positivement tout voyage expéditif. Nos plans sont modifiés du tout au tout. Il est convenu que Grant se rendra directement chez Kamrasi avec les marchandises, le bétail et les femmes ; il emportera des lettres de moi et une carte qu’il fera tout aussitôt partir pour le Gani, à l’adresse de Petherick. Moi, cependant, je remonterai le fleuve jusqu’à sa source, c’est-à-dire jusqu’au point où il sort du lac, et je le descendrai, à partir de là, aussi loin que la navigation sera possible.

En conséquence, partis ensemble le lendemain pour notre double voyage, nous nous séparons au bout de trois miles. Grant tourne à l’ouest, du côté de la grande route qui mène chez Kamrasi, tandis que je me dirige dans la direction opposée vers Ourondogani, en traversant la Luajerri, grand canal d’épuisement qui s’étend sur trois miles de largeur et qu’on passe à gué jusque dans le voisinage de sa rive droite ; là, nous dûmes monter en bateau et les vaches se mirent à la nage, entraînant après elles ceux de nos hommes qui préféraient s’accrocher à leur queue. La Luajerri est plus considérable que la Katonga, et aussi plus ennuyeuse à franchir ; cette besogne ne nous prit pas moins de quatre heures, pendant lesquelles des myriades de moustiques dévoraient nos épaules et nos jambes nues. On nous dit que la Luajerri prend naissance dans le lac et va rejoindre le Nil, droit au nord du point où nous l’avons traversée. Le buffle sauvage, d’après ce qui nous avait été annoncé, devait abonder sur sa rive droite, mais nous n’en vîmes aucun, bien que le pays soit couvert des jungles les plus favorables à la chasse, entrecoupés ça et là de beaux pâturages. Tel est jusqu’à Ourondogani l’aspect général de la contrée ; exceptons-en quelques sites favorisés, où les bananiers poussent avec une extrême vigueur et sont cultivés aussi soigneusement qu’en aucune autre partie de l’Ouganda. Faute de guides et trompés à dessein par les Vouahuma sournois qui sont ici en grand nombre, occupés à soigner le bétail du monarque, nous perdions à chaque instant le bon chemin ; aussi n’arrivâmes-nous que dans la matinée du 21 à la station de bateaux vers laquelle nous nous étions dirigés.

21 juillet. Ourondogani. — Enfin, enfin, je me trouvais sur les bords du Nil ! Rien de plus beau que le spectacle alors offert à mes yeux. J’y voyais réunis par la nature tous les effets de perspective auxquels vise le propriétaire du parc le mieux tenu ; un courant magnifique de six à sept cents mètres de large, émaillé çà et là de récifs et d’îlots, ceux-ci occupés par des huttes de pêcheurs, ceux-là par des hirondelles de mer : des crocodiles se chauffaient au soleil ; d’autres couraient entre de hautes berges recouvertes d’un épais gazon et derrière lesquelles, parmi de beaux arbres, nous pouvions voir errer de nombreux troupeaux d’antilopes, tandis que les hippopotames renâclaient dans l’eau, et que sous nos pieds, à chaque instant, floricans et pintades prenaient leur vol. Mlondo, le commandant du district était par malheur absent de chez lui ; mais nous nous mîmes en possession de ses huttes fort vastes et fort bien entretenues, et une fois installés en face du fleuve, il nous sembla qu’un séjour de quelque durée n’y serait vraiment pas désagréable.

Nous avions en face de nous un pays qui, sous le rapport de la richesse et de la beauté, forme le contraste le plus complet avec l’Ouganda. C’est l’Ousaga, dont les habitants sont armés de javelines courtes à larges pointes de fer, « mieux faites, disaient mes gens, pour déterrer les pommes de terre que pour guerroyer contre des hommes. » Ainsi que nous avions pu en juger par la dévastation des campagnes que nous traversions depuis deux jours, les éléphants doivent abonder dans les environs ; et j’en eus la preuve quelques jours après, lorsque me trouvant empêtré dans les hautes herbes des bords du fleuve, et chassé plus que chassant, je puis le dire, je me vis au milieu d’un troupeau de plusieurs centaines de ces animaux (voy. p. 368). Les lions sont aussi représentés comme très-nombreux et très-hostiles à l’homme. Les antilopes abondent dans les jungles, et les hippopotames, qui hantent volontiers les jardins plantés de bananes, se laissent rarement apercevoir à terre, bien qu’on les entende à chaque instant, ce qui tient sans doute à leurs habitudes farouches et vagabondes.

22 juil. — Le chef de la station, escorté de nom-