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Le signal fut donné aux musiciens, qui, vêtus de leurs peaux de chèvres à longs poils, commencèrent immédiatement leurs danses d’ours. On battit consécutivement plusieurs tambours, et je fus questionné sur le point de savoir si je reconnaissais leurs différents tons.

La reine, dont l’humeur était joyeuse, se leva tout à coup et, me laissant sur mon siége, passa dans une hutte voisine, où elle changea son mbugu contre un déolé. Après quoi, elle revint s’étaler à notre admiration et, lorsqu’elle eut assez joui de l’effet qu’elle était certaine d’avoir produit, fit pour la seconde fois évacuer la salle du trône, où il ne resta que trois ou quatre vouakungu plus particulièrement admis dans son intimité. Elle prit alors un petit faisceau de bâtonnets fort proprement arrangés et, mettant à part trois d’entre eux, elle me déclara que j’aurais à la guérir de trois différentes maladies :

« Ce premier bâton, disait-elle, représente mon estomac, dont je souffre beaucoup ; le second que voici est mon foie qui m’envoie de tous côtés dans le corps des douleurs lancinantes ; et ce troisième est mon cœur, auquel je dois chaque nuit des rêves fâcheux, à propos de Sunna, mon défunt mari. »

Je répondis d’abord que les rêves et les insomnies dont elle se plaignait, lui étaient communs avec la plupart des veuves, et ne dissiperaient que dans le cas où Sa Majesté se résignerait à contracter un second hymen. Quant à ses souffrances physiques, il me fallait, avant que je pusse risquer la moindre prescription, regarder sa langue, tâter son pouls et peut-être même, au besoin, poser mes mains sur ses augustes flancs. Les vouakungu se récrièrent à ces derniers mots : « Ceci, disaient-ils, ne peut se faire qu’avec l’autorisation du roi. » Mais la n’yamasoré, se soulevant sur son trône, rejeta de bien haut l’idée de consulter « un pareil jouvenceau », et se soumit d’avance à l’examen nécessaire.

J’exhibai alors deux pilules dont je laissai goûter la poudre aux vouakungu pour les rassurer contre les sortiléges du docteur, et je prescrivis à la malade de les avaler le soir, en lui recommandant de se priver de nourriture et de pombé jusqu’à nouvelle consultation. Je constatais avec grand plaisir les progrès de mon influence sur elle, influence qui devait s’étendre indirectement jusqu’au jeune roi, et je l’entendis avec satisfaction me dire que « tout en moi lui avait plu, sauf l’interdiction de sa liqueur favorite. »

La présentation des cadeaux eut ensuite lieu avec les formalités accoutumées : « Jamais, disait-elle naïvement on ne lui avait donné de trésors pareils » et ses officiers, d’une voix enthousiaste, la proclamaient « la plus heureuse des reines. » En retour, obéissant à un instinct de reconnaissance qui lui faisait honneur, elle me pria d’accepter un de ces longs tubes artistement travaillés qui servent à pomper la bière du pays ; et tout le monde reconnut dans ce présent purement honorifique la plus haute marque de distinction qui pût m’être conférée.

Ceci ne lui suffisait pas ; elle me força, malgré ma résistance, de choisir un certain nombre de sambo ou anneaux de poil de girafe, tressés avec de menus fils de fer ou de cuivre et qu’on porte autour de la cheville. Toutes ces libéralités furent couronnées par le don de plusieurs cruches de pombé, d’une vache et d’un paquet de poissons séchés appartenant à l’espèce particulière que mes gens désignent sous le nom de samaki-kambari. Cette affaire réglée, elle me pria de lui montrer mes dessins, et ils la divertirent tellement, qu’elle convoqua aussitôt ses sorcières et le reste de ses femmes pour leur faire partager le plaisir qu’elle prenait ainsi. Nous échangeâmes alors de chaleureux compliments, qui aboutirent à un minutieux examen tant de mes bagues que du contenu de mes poches et de ma montre surtout, que la reine appelait lubari — expression équivalente à celles de temple, idole ou talisman[1]. Elle me répétait à chaque instant qu’elle « n’avait pas assez de moi, qu’il faudrait revenir dans deux jours, que je lui plaisais beaucoup — excessivement, — au delà de ce qu’elle pourrait dire — mais, que la journée étant finie, j’étais libre de me retirer. » Sur cet adieu bizarre, elle se leva et me laissa seul avec mes gens.

Le kambari, poisson de l’Ouganda.

28 févr. — Je ne songeais plus qu’à obtenir une hutte à l’intérieur du palais, aussi bien dans l’intérêt de ma dignité personnelle et de mon influence à la cour, que pour être à même d’étudier de plus près les mœurs et les coutumes de ce peuple étrange. Aussi n’étais-je pas fâché de me voir convoqué par le monarque à des audiences presque quotidiennes, cet empressement de bon augure pouvant me fournir l’occasion de revendiquer le privilége auquel j’aspirais.

C’est ainsi que ce matin, au lieu de me rendre à l’appel de ses pages, je lui envoyai Bombay et quelques-uns de mes hommes, alléguant que « malgré mon désir de le voir tous les jours, je ne saurais m’exposer si souvent aux rayons du soleil. Dans les autres pays par moi traversés, on m’avait reconnu le droit d’habiter un palais égal à celui du roi ; me traiter différemment, c’était me témoigner un certain mépris. Si j’insistais, d’ailleurs, pour qu’une demeure me fût assignée l’intérieur de l’enclos royal, c’est que je désirais me trouver le plus fréquemment possible auprès de Sa Majesté, l’entretenir à toute heure du jour et lui expli-

  1. L’emploi du même mot pour désigner plusieurs objets analogues est un des traits caractéristiques de toute langue à l’état d’enfance. Nous l’avons déjà vu pour le mbugu, qui est à la fois un arbre, l’écorce de cet arbre, l’étoffe fabriquée avec cette écorce, le vêtement fait de cette étoffe.