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— Un peu de chacune, répondis-je, et pas constamment les mêmes.

— Vous serait-l’agréable de me voir demain ?

— Certainement, tous les jours.

— Demain, la chose ne sera pas possible, j’ai trop à faire ; mais le jour d’après, si cela vous convient. Maintenant vous pouvez partir et emporter avec vous ces six pots de vin de bananes ; mes gens s’occuperont demain à vous procurer des aliments.

21 févr. — Dans la matinée, sous une pluie battante, des pages nous amènent vingt vaches et dix chèvres ; ils sont porteurs d’un message verbal, par lequel le roi me témoigne, en style métaphorique, la satisfaction qu’il a éprouvée à me voir ; il espère que je voudrai bien accepter « ces quelques poulets » d’ici à ce qu’il puisse m’en envoyer d’autres. Maula et N’yamgundu, sur qui doit rejaillir une partie de la faveur accordée à l’hôte qu’ils ont amené, me félicitent à perte de vue sur les bonnes chances que me garantit la protection de leur roi. La pluie qui tombe est considérée à la cour comme d’un bon augure et le monarque, assure-t-on, ne se connaît plus de joie. Toujours pressé de l’entretenir au sujet de Petherick et de Grant, je lui détache aussitôt les deux vouakungu pour le remercier de son présent et lui demander une entrevue dans le plus bref délai possible. Arrêtée au passage par les prescriptions inflexibles du cérémonial qu’affectent ces monarques sauvages, — aussi rigoureux sous ce rapport que les empereurs d’Orient, — ma requête n’a pu parvenir jusqu’à Mtésa. J’ai su qu’il avait employé la journée à recevoir le tribut du Suwarora. Ce tribut, comme on sait, se composait de fil d’archal, et le roi s’est enquis des moyens par lesquels Suwarora s’est procuré cette sorte de marchandise, fabriquée exclusivement par les hommes de race blanche. « Il fallait qu’il me l’eût dérobée, à moi ou à tout autre, et c’était par ces pratiques abusives qu’on empêchait les visiteurs d’arriver jusqu’à Mtésa. » L’officier chargé des présents a répondu : « que Suwarora ne voyait pas la nécessité de traiter avec égard les hommes de race blanche, attendu que c’étaient des sorciers qui, au lieu de dormir la nuit sous un toit, s’envolaient la cime des montagnes, pour s’y livrer aux enchantements les plus abominables. »

À ceci, le prince a répliqué avec un sans-gêne tout à fait africain : « Vous mentez ; je ne puis rien découvrir de mauvais dans les procédés de cet homme blanc ; si c’eût été un méchant, Rumanika ne nous l’aurait pas adressé. »

Le soir, déjà couché, on m’est venu demander de la part du roi de lui prêter un fusil pour compléter la demi-douzaine, avec ceux que je lui ai donnés. Il sollicite ceci au nom de notre amitié, voulant, le lendemain, faire une tournée chez ses parents. Au lieu d’un fusil, je lui en fais tenir trois, car je crois comprendre que je ne perdrai rien à me montrer généreux.

22 févr. — Le roi est allé chez tous les membres de sa famille étaler les magnifiques cadeaux qu’il a reçus de « l’homme blanc. » Ceci prouve, selon lui, que les Esprits l’ont en faveur singulière, attendu qu’aucun de ses ancêtres n’a joui de priviléges pareils, et par là se trouvent établis ses droits légitimes sur le trône de l’Ouganda. Vers minuit, les trois fusils m’ont été rapportés, et la promptitude, la loyauté du jeune prince m’ont tellement charmé que je l’ai prié de vouloir bien les accepter de moi.

23 févr. — Les pages de Mtésa sont venus vers midi m’inviter à me rendre au palais. J’y suis effectivement allé avec une garde d’honneur et mon siége ; mais il m’a fallu attendre près de trois heures, avec le commandant en chef et d’autres grands officiers, que Sa Majesté fût prête à me recevoir. Pour charmer nos loisirs, nous avions les musiciens Vouasoga, dont les harpes étaient accompagnées par le son de l’harmonie. Cependant un petit page, pliant presque sous un faix d’herbes, est venu me trouver et m’a dit : « Le roi compte bien que vous ne vous formaliserez pas, si on vous demande de prendre ceci pour vous asseoir devant lui ; personne dans l’Ouganda, même les fonctionnaires les plus élevés, n’a jamais la permission de se placer sur quoi que ce soit au-dessus du sol ; personne, si ce n’est le roi, ne peut s’asseoir sur du foin comme celui-ci ; son trône même n’est pas fait d’autre chose. S’il a souffert le premier jour que vous vous servissiez de votre siége habituel, c’était uniquement pour apaiser la colère où il vous voyait. »

Dès que j’eus consenti, moyennant les égards qui m’étaient ainsi témoignés, à me conformer aux usages du pays, je fus introduit sans plus de retard. La cour offrait le même aspect qu’au jour de la première entrevue, si ce n’est que les vouakungu accroupis s’y trouvaient beaucoup moins nombreux, et qu’au lieu de sa douzaine d’anneaux en bronze et en cuivre, le prince portait tout simplement mon anneau d’or au troisième doigt. La journée semblait d’ailleurs consacrée aux affaires ; car, outre les grands officiers, on voyait paraître à chaque instant et défiler sous les yeux du monarque des lots de femmes, de vaches, de chèvres, de volailles, produit de diverses confiscations ; des paniers de poissons, des antilopes en cage, des porcs-épics, des rats d’espèce particulière pris et apportés par les garde-chasse de la couronne. Les tisserands arrivaient avec leurs mbugu, les magiciens avec leurs terres de couleur et leurs baguettes charmées ; mais, sur ces entrefaites, il se mit à pleuvoir, les courtisans se dispersèrent, et il ne me resta plus qu’à me promener çà et là sous mon parapluie, non sans quelque rancune contre cet hôte orgueilleux qui ne songeait même pas à m’offrir l’abri de sa hutte.

Lorsque, l’orage dissipé, nous nous rassemblâmes de nouveau, je le trouvai siégeant comme naguère ; mais cette fois, il avait devant lui la tête d’un taureau noir, à côté de laquelle gisait une des cornes, abattue d’un coup de masse. Quatre vaches en liberté circulaient autour de l’assistance. Je fus requis de les tuer en aussi peu de temps qu’il me serait possible ; mais, n’ayant pas de balles pour mon fusil, il me fallut emprunter à Mtésa le revolver dont je lui avais fait présent et, en quelques secondes, les vaches étaient par terre ; la dernière pour-