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NUREMBERG

(BAVIÈRE)


PAR M. ÉDOUARD CHARTON[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Le Rathhaus. — Conversation avec un magistrat du seizième siècle. — Le char de triomphe. — Une guillotine romaine. — Détail d’architecture recommandé aux dames françaises. — La Belle-Fontaine. — L’homme à l’oie. — La Frauenkirche. — Hans Sachs. — La fontaine des Vierges. — L’église Saint-Laurent. — La maison sacramentelle d’Adam Krafft. — Les ponts. — La chapelle Saint-Maurice. — Le musée Germanique. — La maison d’Albert Durer. — Albert Durer gravait-il sur bois ? — Sa femme était-elle méchante ? — Panierplatz. — Le Burg. — Le vieux tilleul. — La chapelle d’Ottmar. — Le cimetière Saint-Jean. — Regrets.

Nuremberg, bâtie au milieu des sables, avait sans cesse les yeux fixés vers sa belle et riche alliée, la reine de l’Adriatique. Vers le commencement du dix-septième siècle, elle voulut avoir aussi son palais ducal. Le vieil hôtel de ville, le Rathhaus, rajeuni, agrandi, de 1616 à 1619, par Holeschuher, est régulier, solennel et lourd ; il avait sans doute un aspect plus caractérisé et plus sombre, au temps où les mères disaient à leurs fils : « Quand tu passes devant l’église, dis un pater, devant le Rathhaus dis-en deux. » Les chroniques parlent de tortures, de supplices affreux que les magistrats patriciens faisaient subir mystérieusement, dans les cachots souterrains de la maison commune, aux criminels, aux suspects, ou aux ennemis de leur pouvoir. Les traditions du palais de Nuremberg sont toutes teintes de la poésie sinistre de celles de Venise. On aimerait à croire que l’imagination populaire a beaucoup exagéré ces horreurs ; mais il est certain qu’au commencement de notre siècle, on a trouvé dans les cachots du Rathhaus d’affreux instruments qui témoignent d’une justice singulièrement barbare. On en conserve quelques-uns au musée germanique. Lorsqu’en 1790 les Français approchèrent de la ville, on s’empressa d’en remplir tout un chariot que l’on envoya au baron de Diedrich, propriétaire d’une collection de choses rares et curieuses en son ancien château de Feistriz. Parmi ces hideux objets que les Nurembergeois auraient eu honte de nous laisser voir, était l’effroyable « Vierge de fer, » qui étreignait ses victimes, sinon au Rathhaus, du moins dans une des tours de la ville, la Froschthurm[2]. Quelle idée peut-on concevoir d’une époque où l’autorité se croyait obligée d’user de pareils moyens, soit pour maintenir l’ordre public, soit pour conserver ses priviléges et sa puissance ! Il fallait bien que le peuple nurembergeois fût réellement en grande partie inférieur à ce qu’il est de nos jours sous le rapport, soit de la moralité, soit de la dignité. Nous lisons dans une chronique sur Nuremberg : « Le peuple ne s’occupe que de ses intérêts privés : il ne s’inquiète nullement des affaires publiques[3]. » Quel bon peuple à gouverner ! La bulle d’or avait excepté les burgraves de Nuremberg de l’évocation et de la révision de leurs jugements à la Chambre impériale. À qui profitait ce privilége ? aux citoyens ou à leurs juges ? N’oublions point qu’il ne s’agit pas en tout cela du moyen âge. Les instruments de torture les plus abominables fonctionnaient en ce temps même où le peuple ne s’inquiétait plus des affaires publiques, c’est-à-dire au milieu du seizième siècle !




Il serait divertissant, pensais-je, de voir la physionomie étonnée d’un de ces terribles juges patriciens, sortant d’une longue léthargie, et demandant à être vitement reconduit sur son siége, parmi les fers, les ceps, les tenailles, les chevalets, les assommoirs, les cordes, les couperets, et tous les autres abominables engins que l’on croyait nécessaires pour intimider les méchants, protéger les bons, et maintenir la paix publique.

« Monsieur, lui dirait-on, ce n’est pas le chemin du Rathhaus qu’il faut prendre. Si vous voulez bien venir à notre collection d’antiquités et d’œuvres d’art, on vous montrera un petit assortiment de ces vieilles curiosités.

— Curiosités ! monsieur, vieilles curiosités ! Et a-t-on mis aussi dans votre collection le beau gibet carré et sa grande roue en cocarde qui décoraient la plaine, non loin de la Frauenthor (porte des Dames)[4] ?

— Mon aïeul se souvenait en effet, monsieur, d’avoir vu, étant tout petit, quelques débris de ces vilaines choses. Aujourd’hui un chemin de fer passe sur l’ancien emplacement du gibet.

  1. Suite et fin. — Voy. page 17.
  2. « En l’année de Notre Seigneur 1530, la Vierge de fer fut construite pour le châtiment des malfaiteurs, au-dessus de la muraille du Froschthurm (tour des Grenouilles), vis-à-vis la place des Sieben Zeiler (les sept cordes)… Cette statue de fer avait sept pieds de haut : elle étendait ses bras en face du criminel, et, en lui donnant la mort, envoyait le pauvre pêcheur aux poissons ; car aussitôt que l’exécuteur mettait en mouvement la planche sur laquelle se tenait le condamné, elle s’enfonçait, et de larges sabres taillaient le malheureux en petits morceaux qui devenaient la proie des poissons dans des eaux cachées. » (D. I. C. Siebenkees. Materialen zur Nurnbergerischen Geschichte, etc. Nuremberg, 1792.)

    Une représentation exacte de la Vierge de fer a été publiée dans le Magasin pittoresque, tome XX, 1852, page 312.

  3. Habet senatum et magistratum a plebe distinctum. Nam vetustiores cives rempublicam administrant, et interim plebs suis rebus studet, de publicis minime curiosa.
  4. On voit ce gibet et cette roue au premier plan de la gravure de Pétrus Kœrius, publiée à Amsterdam en 1639, par Jean Janssen, et déjà citée plus haut.