Le 13, nous rencontrâmes un cours d’eau large d’au moins trois cents yards (deux cent soixante-quatorze mètres). C’était la rivière Mwarango, dont l’aspect leva toutes les incertitudes qui me restaient encore sur la véritable direction des torrents que j’avais traversés depuis le bassin de la Katonga. Ici, plus de doutes, car cette masse d’eau allait bien évidemment vers le nord. J’avais donc atteint la pente septentrionale du continent et découvert, selon toute apparence, une des branches par lesquelles le Nil débouche du N’yanza. Je fis observer à Bombay la direction du courant, et, rassemblant les gens du pays, je discutai la question avec eux, au fond bien persuadé que le N’yanza seul pouvait alimenter un courant de cette importance. Tous se rallièrent à cette idée et m’assurèrent en outre que la Mwarango se dirigeait dans l’Ounyoro, vers le palais de Kamrasi, et que là elle se jetait dans le N’yanza, c’est-à-dire, vu la confusion des termes qu’ils emploient, dans le Nil lui-même, considéré comme une annexe et un prolongement du Grand-Lac.
Le 19, enfin, une journée de marche nous conduisit en vue du Kibuga ou palais royal de l’Ouganda, situé dans la province de Bandawarogo, sous le 0° 21′ 19″ de latitude nord et le 30° 20′de longitude est. Il nous offrait un spectacle imposant. Toute une colline était couverte de huttes élevées dont je n’avais pas encore vu les pareilles sur le continent africain. Je voulais me rendre immédiatement au palais, mais les officiers chargés de ma personne s’y opposèrent énergiquement. « Non, disaient ils, ce serait là, selon les idées reçues dans notre pays, une inconvenance grave. Il faut ranger vos hommes en bataille et leur faire tirer une salve de mousqueterie, afin que le roi vous sache arrivé ; nous vous conduirons ensuite à la résidence qui vous est assignée, et le roi vous enverra sans doute chercher demain, car la pluie l’empêche pour le moment de tenir son lever habituel. » Je commandai à mes hommes de faire feu, et nous fûmes immédiatement menés vers un groupe de huttes passablement malpropres qui ont été tout spécialement construites, à ce qu’on m’assure, pour loger les hôtes du roi. C’est ici que les Arabes s’arrêtent invariablement lors de leurs visites périodiques, et je dois, m’assure-t-on, faire comme eux.
Cette assimilation ne me convenant guère, je me mis à revendiquer mes droits de prince étranger, dont le sang royal n’était pas fait pour de pareilles ignominies. Le palais du souverain était ma véritable sphère, et si je n’y pouvais obtenir une hutte, je m’en retournerais sans avoir vu le roi.
Terrifié par ce langage altier, N’yamgundu se prosterna devant moi et me supplia de ne pas me compromettre par une démarche précipitée. « Le roi ne comprenait pas encore ce que je pouvais être, et pour le moment demeurait inabordable. Je devais donc, écoutant sa prière, me contenter provisoirement de ce qui m’était offert, et plus tard, sans aucun doute, le prince, mieux informé, satisferait à mon désir, bien que nul étranger n’ait été encore admis à résider dans la royale enceinte. »
Je cédai aux supplications de ce brave homme et fis nettoyer ma hutte à grand renfort de torches qu’on promenait sur le sol, attendu que dans ces régions caniculaires les habitations sont toutes plus ou moins infectées de ces petits insectes sauteurs que les Russes qualifient de « hussards noirs. » Une fois que j’y fus installé, les pages de la maison royale vinrent au galop me rendre visite et me dire de la part du roi que, « désolé de n’avoir pu me recevoir à cause de la pluie, il me verrait dès le lendemain avec la joie la plus vive. »
Irungu, avec toute l’ambassade de Suwarora, vint occuper plus tard une réunion de huttes voisine de celle que j’occupais, et dans le courant de la nuit, ne s’inquiétant guère de troubler mon sommeil, Irungu entra chez moi, suivi de toutes ses femmes, pour me demander des verroteries.
20 févr. — Le roi m’ayant fait prévenir qu’il tiendrait aujourd’hui un lever en mon honneur, je préparai une toilette de circonstance, mais je dois avouer qu’elle faisait une assez pauvre figure quand on la comparait à celle des Vouaganda, toujours recherchés dans leur parure. Sur leur premier manteau d’écorce, dont l’étoffe rappelle nos plus fins croisés de laine jaune et se maintient comme si elle était légèrement empesée, ils portent, en manière de surtout, un second manteau de peaux d’antilope cousues ensemble avec une habileté dont nos meilleurs gantiers pourraient être jaloux. Leurs turbans ou plutôt leurs couronnes, généralement en tiges d’abrus[1] tressées, sont décorés de défenses de sanglier polies avec soin, de baguettes à talismans, de graines colorées, de verroteries ou de coquillages. Ils ont au cou, sur les bras, autour des chevilles, soit des ouvrages de bois qui représentent des charmes, soit de petites cornes garnies de poudre magique et retenues par des ficelles ordinairement revêtues de peaux de serpent. Avec leurs boucliers à houppe et leur longue lance au fer énorme, ces barbares ont quelque chose d’imposant qui fait ressortir le caractère étriqué de nos habits d’Europe.
N’yamgundu et Maula continuaient à réclamer, comme un privilége de leur office, l’inspection préalable des présents destinés au roi. Sur mon refus, ils essayèrent d’élever une autre difficulté. Selon eux, il fallait absolument que chaque présent fût enveloppé dans un morceau d’indienne, les convenances ne permettant pas de laisser à découvert les objets qu’on offrait au monarque. Quand nous eûmes aplani ce petit obstacle, les articles énumérés dans la note ci-dessous[2] furent portés au palais avec tout le cérémonial de rigueur. L’Union-Jack, l’étendard des trois royaumes, ouvrait la marche. Il était dans les mains du kirangozi, à côté duquel nous étions groupés, N’yamgundu, les pages et moi. Suivait la garde
- ↑ L’abrus est une plante médicinale du genre glycine.
- ↑ Une boîte de fer-blanc, quatre belles écharpes de soie, un fusil rayé de Whitworth, un chronomètre d’or, un pistolet revolver, trois carabines rayées, trois sabres-baïonnettes, une caisse de poudre, une de balles, une de capsules, un télescope, un fauteuil de fer, dix paquets des plus belles verroteries, un service de table, couteaux, cuillers et fourchettes.