Page:Le Tour du monde - 09.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

29 janv. Oulcara. — Sauf la traversée des étangs, pénible quelquefois, et dans tous les cas trop fréquente, le voyage se continue dans d’excellentes conditions, à travers de fertiles plantations dont les maîtres se sauvent au bruit de nos tambours, certains d’être arrêtés et punis s’ils se permettaient de jeter les yeux sur les hôtes du roi. Même à Oukara, pas un habitant n’est visible. Leurs huttes nous sont assignées, à moi et à mes hommes, sans plus de cérémonie. Les Vouanyambo de l’escorte y pillent tout ce qui leur convient, et j’ai grand’peine à les arrêter, « car ce sont là, disent-ils, des représailles qu’ils exercent contre les Vouaganda qui, mainte et mainte fois, dévastèrent le Karagué. » D’ailleurs les lois du pays où nous sommes leur reconnaissent le droit de vivre sur l’habitant, et ils ne me voient pas d’un bon œil restreindre l’exercice de ce droit.

30 janv. — Halte indispensable pour attendre les femmes de N’yamgundu. Une lettre de Grant m’est apportée par un beau jeune homme, ayant, roulée autour de son cou, la peau d’un serval[1], décoration que les individus de race royale ont seuls le privilége de porter. N’yamgundu, blessé de cette usurpation, donne ordre à ses « enfants » d’arracher au messager de Grant le signe honorifique dont il s’est revêtu sans en avoir le droit. Deux compagnons de mauvaise mine lui saisissent aussitôt les mains qu’ils tordent en tout sens plusieurs reprises, de manière à lui déboîter l’articulation. Sans un mot, sans le moindre cri, leur victime résiste, et N’yamgundu finit par leur enjoindre d’en rester là. « Il va, dit-il, entamer une instance régulière et entendre la défense du prévenu. » Celui-ci s’assied à terre entre les deux argousins qui se sont bien gardés de le lâcher, et N’yamgundu, coupant une longue baguette en morceaux d’égales dimensions, chacun représentant un degré généalogique, dresse sous nos yeux la liste complète des ancêtres du jeune homme. Par là demeure établi, sans contestation possible, qu’il n’appartient à aucune des branches de la famille régnante : « Et maintenant, poursuit N’yamgundu, en s’adressant à nous, comment expiera-t-il sa folle présomption ?… Si l’affaire était portée devant Mtésa, nul doute qu’elle ne lui coûtât la tête… Si donc il en est quitte au prix de cent vaches, n’aura-t-il pas fait un bien bon marché ?… » Tout le monde, sur ce point, fut du même avis, même l’accusé qui se soumit au jugement rendu contre lui et se laissa paisiblement enlever par les deux farouches policemen l’ornement illégal qui lui coûtait si cher.

31 janv. Méruka. — Ce village est situé sur d’admirables hauteurs couronnées de la végétation la plus variée. Il sert de résidence à plusieurs grands personnages dont le principal est une tante du roi. Nous avons échangé quelques présents, et je passerais volontiers un mois dans ce beau pays où la température est à souhait, les chemins larges et bien entretenus, les huttes parfaitement propres, les jardins cultivés avec des soins irréprochables. Les promenades que je faisais au hasard me montraient partout l’abondance et ce qui aurait dû être la richesse. Je m’imaginais en regardant ce paysage aux formes paisibles, ces molles ondulations de terrain, que la contrée tout entière avait dû se trouver à une époque antérieure de niveau avec ses sommités actuelles ; c’est l’incessante action des eaux qui sans doute a creusé peu à peu ces vallons charmants et formé des pentes boisées ; en effet, on n’y voit aucune de ces tranchées abruptes, de ces dykes vitrifiés qui dans l’Ousui et le Karagué tranchent par leurs reliefs hardis sur ces formations aqueuses, et signalent la présence d’agents volcaniques.

1er  fév. Sangua. — Pour traverser les bas-fonds humides et fangeux qui se présentent à chaque pas, il fallait se déchausser trois ou quatre fois par heure ; j’ai fait une grande partie de la route, mes bas et mes souliers à la main. Les « enfants » de Rosaro, enhardis par l’impunité, sont devenus de plus en plus incommodes. Ils mettent la main sur tout ce qui leur convient dans les huttes des villages que nous traversons. En arrivant à Sangua, j’en trouvai plusieurs que certains habitants, poussés à bout et plus courageux que les autres, avaient fini par mettre en prison. Pour les rendre, on exigeait deux esclaves et une charge de rassades. J’envoyai mes gens s’informer de ce qui était arrivé, avec ordre de m’amener à la fois les plaignants et les prévenus pour faire à tous la partie égale. Mais les drôles, s’attribuant le droit de haute et basse justice, chassèrent à coups de fusil les paysans vouaganda et mirent nos voleurs en liberté. Le principal officier du village dressa une plainte en règle contre N’yamgundu, et je fus sollicité de faire halte ; mais je n’y voulus jamais consentir, et m’en remis, pour trancher le différend, au gouverneur général, monseigneur Pokino, que nous devions rencontrer, m’assurait-on, à la station suivante.

2 févr. Masaka. — Lorsque nous nous présentâmes au siége du gouvernement, — groupe considérable de huttes gazonnées que de vastes enclos séparaient l’une de l’autre, et qui couvraient toute la cime d’un coteau, je fus requis de me retirer à quelque distance, dans certaines habitations qui m’étaient assignées, pour y attendre la visite de Son Excellence, provisoirement absente. Cette visite eut lieu dès le lendemain avec toutes les formes requises. Le gouverneur, suivi d’un grand nombre d’officiers, m’amenait une vache et fit déposer en outre devant ma tente plusieurs pots de pombé, d’énormes cannes à sucre et une bonne provision de café, que le pays produit en abondance. Il y pousse sur des arbres touffus, ou les fèves adhèrent aux branches par paquets semblables à ceux que forment les graines du houx.

Présenté dans toutes les règles, on m’apprit que l’autorité du grand personnage auquel j’avais affaire s’étend sur le pays compris entre les rivières Katonga et Kitangulé. L’affaire de Sangua lui fut soumise aussitôt après les premières formalités, et il donna immédiatement tort aux villageois, qui, d’après les lois de l’Ouganda, ne pouvaient jamais se croire autorisés à mettre la main sur un des hôtes du monarque. Maula,

  1. Espèce de chat-tigre.