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fenses de sanglier polies et brillantes. C’étaient là ces gens qui, tous sans exception plongés dans l’ivresse la plus complète, essayaient de chasser le diable par un tapage infernal. Je trouvai parmi eux Kachuchu, cet ambassadeur de Rumanika que j’avais vu partir du palais de Karagué pour annoncer ma visite au roi de l’Ouganda. Il avait avec lui, me dit-il, deux autres Vouakungu de Mtésa, qui avaient ordre d’amener ma caravane et celle du docteur K’yengo. Ce « prince, ajoutait-il, — confirmant en ceci les dires de Maula, — ce prince éprouvait un tel désir de nous voir, qu’à la nouvelle de notre arrivée prochaine, il avait fait exécuter cinquante notables et quatre cents individus de basse extraction, attendu que, selon lui, s’il n’avait pas déjà reçu la visite des hommes blancs, la faute en était aux dispositions querelleuses de ses sujets. »

27 janv. — J’ai vu reparaître N’yamgundu, mon ancienne connaissance de l’Ousui. Il prétend avoir été le premier à informer Mtésa de notre arrivée dans l’Ousui et de la visite que nous lui destinions. « Il est donc bien vrai, s’est écrié le monarque, que le Mzungu veut me voir ! » Et il lui avait fait remettre quatre vaches pour qu’elles me fussent conduites sans retard, en lui recommandant de me ramener au plus vite : « Les vaches, ajoutait N’yamgundu, s’acheminent vers Kisuéré par une autre route, mais je m’arrangerai pour que vous les receviez ici, et tandis que vous continuerez votre voyage, escorté par Maula, je me charge d’aller chercher Grant… »

Ceci ne faisait pas mon compte, et je lui dis naïvement que, las des procédés de Maula, je renonçais à marcher sous sa conduite. N’yamgundu m’offrit alors de me laisser quelques-uns de ses « enfants » qui me serviraient de guides, ajoutant que « les ordres du roi ne seraient pas remplis, si une partie de ma caravane restait en arrière. » Nous argumentâmes ainsi longtemps, moi pour le garder, lui pour exécuter à la lettre la mission dont il était chargé. Je fis valoir en dernier lieu mon autorité, supérieure à celle de mes « enfants, » et ceci termina la discussion. Il fut convenu que nous partirions dès le lendemain matin, aussitôt que les vaches seraient arrivées de Kisuéré.

28 janv. Mashondé. — À l’heure dite, N’yamgundu n’avait pas encore paru. Grande contrariété pour moi, car je craignais que Maula ne vînt le détourner de remplir son engagement. Vers midi, à bout de patience, je prescrivis à Bombay de lever ma tente et de donner l’ordre du départ. « Qui nous guidera ? me demanda-t-il, rechignant ; comment voulez-vous que nous avancions ? Les gens de Rumanika sont tous partis… personne n’est là pour nous montrer le chemin… ? » À ses objections réitérées, je n’avais qu’une seule réponse, toujours la même : — « Cela ne vous regarde pas… Obéissez !… Levez la tente ! » Puis comme il restait immobile, je me mis moi-même à l’œuvre, assisté de quelques-uns de mes hommes, et la tente tomba bientôt sur sa tête ainsi que sur nos marchandises, et sur les femmes qui s’y trouvaient réunies. Bombay, hors de lui, se mit à injurier les gens qui me prêtaient secours, en leur reprochant leur stupide imprudence, « attendu, disait-il, que sous la tente ainsi bousculée, il y avait, à côté du foyer, des caisses de poudre. » Il fallut bien me fâcher à mon tour et malmener ce serviteur récalcitrant, qui, dans sa colère toujours croissante, menaçait de repousser à coups de bâton ceux qui voulaient le faire sauter :

— « Taisez-vous ! lui dis-je, il ne vous appartient pas d’insulter ceux qui n’obéissent et qui valent, par conséquent, mieux que vous. S’il me plaît de faire sauter ce qui est à moi, vous n’avez, ce me semble, rien à y voir… Et si vous persistez méconnaître mes droits, je vous ferai sauter, vous aussi. » Bombay, qui commençait à écumer de rage, déclara qu’il ne souffrirait pas de pareilles insultes : il fallut recourir aux grands moyens, et par manière d’avertissement, je lui administrai un coup de poing sur la tête. Il se mit en position, l’air exaspéré, me toisant d’un regard farouche. Un second coup de poing l’ébranla sur sa base, et comme il tenait bon, un troisième fit couler le sang. Notre homme alors battit en retraite d’un air boudeur, protestant qu’il n’était plus à mon service. Nasib eut ordre de prendre sa place et de nous mettre en route ; mais le bon vieillard détermina Bombay à céder ; et nous partîmes au milieu d’une foule de Vouaganda, réunis pour assister à cette comédie, et qui se distribuaient l’un à l’autre des coups de poing sur la tête, comme pour parodier les étranges façons de « l’homme blanc. » N’yamgundu qui vint alors nous rejoindre, nous demandait encore un jour de répit, sous prétexte de faire venir quelques-unes de ses femmes restées à Kisuéré ; mais Bombay, portant la main à son nez, encore plus camard que d’habitude : « Non, non, lui dit-il, voici ce que m’ont valu vos mensonges… Ce n’est pas moi qui me chargerai désormais de faire valoir auprès du Bana vos raisons de faire halte… Vous pouvez, si cela vous plaît, les lui raconter vous-même… » N’yamgundu, cependant, ne jugea pas à propos de suivre ce conseil, et nous continuâmes la marche comme si de rien n’était. Ce fut la première et la dernière fois que je me ravalai jusqu’à infliger moi-même une correction manuelle, et je dus m’y résoudre sous peine de compromettre le prestige de mon autorité. En effet, s’il m’était arrivé souvent de faire administrer cent ou cent cinquante coups de fouet à tel ou tel de mes gens pour délit de vol, je ne pouvais pas, sans porter une grave atteinte à la subordination hiérarchique, souffrir que Bombay fût frappé par un de ses subalternes ; il fallait donc le châtier moi-même.

Longeant les montagnes à notre gauche et laissant à droite une vaste plaine coupée de nombreux étangs, nous nous arrêtâmes dans un village situé au pied d’une petite montagne du haut de laquelle j’aperçus pour la première fois, depuis mon départ de Kaseh, les eaux du Victoria-N’yanza. N’yamgundu, profitant de la leçon du matin, me traitait avec une courtoisie charmante ; il ne manquait jamais de s’agenouiller en m’adressant la parole, et a mis tous ses « enfants » sur le pied de veiller sans cesse au bien-être du camp.