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mortel, regrettant seulement que je ne lui permette pas de compenser en quelque mesure les frais énormes de mon voyage. Le fait est que je viens d’acheter encore aux Arabes des verroteries qui me coûtent plus de quatre cents livres sterling (dix mille francs), et sans lesquelles il me serait impossible, au sortir de l’Ouganda, de pousser jusqu’à Gondokoro. Il le fallait cependant, car toutes les nouvelles de l’Ounyamuézi tendaient à représenter comme de plus en plus critique la situation des trafiquants arabes. Sheik Saïd s’y trouvait encore, retenu avec mes pauvres miliciens hottentots, dans l’impossibilité de se frayer un chemin jusqu’à la côte.

Du 8 au 10 janv. — Enfin le tambour de l’Ouganda s’est fait entendre. Maula, le messager royal, avec sa nombreuse escorte d’hommes, de femmes et d’enfants bien vêtus, menant, suivant les us de sa nation, leurs chiens en laisse et soufflant dans leurs flûtes de roseaux, transmet à nos oreilles avides le bienveillant appel dont il est chargé. Informé du désir que nous avions de le voir et, de son côté, fort curieux d’offrir l’hospitalité à des « hommes blancs, » Mtésa nous demande de l’aller trouver sans retard. Ses officiers sont chargés, dit Maula, de nous fournir gratuitement tout ce dont nous aurons besoin, une fois entrés dans ses domaines.

Une seule circonstance, désormais, gêne ma marche ; c’est la santé de Grant, pire que jamais, et qui ne promet pas de s’améliorer avant un ou deux mois. Il est impossible de faire attendre ici une escorte aussi nombreuse ; mille autres considérations me font regarder un prompt départ comme l’unique moyen de mener à bon terme notre important voyage. Aussi, faisant taire les remords que m’impose cette nouvelle séparation, je confie aux bons soins de Rumanika mon fidèle compagnon, près duquel je laissais un certain nombre de Vouanguana. Dix charges de verroteries et trente de fil de cuivre furent mises de côté pour mes dépenses dans l’Ouganda. Baraka et son compagnon reçurent, en même temps que la lettre dont je les chargeais pour Petherick, une quantité de perles équivalant aux fonds nécessaires pour les faire vivre pendant six mois, plus un présent pour Kamrasi et un autre pour le chef du Gani, que je ne connaissais pas encore de nom. Je confiai à Nsangéz, le collègue de Masudi, mes collections de naturaliste et mes rapports adressés à la Société géographique, qu’il se chargea de transporter à Kaseh, chez le sheik Saïd, qui lui-même, à son tour, les acheminerait vers Zanzibar.

Toutes ces affaires réglées, je fis partir mes hommes et me rendis au palais pour prendre congé de Rumanika. Un de ses officiers, nommé Rosaro, était désigné pour me conduire partout où je voudrais dans l’Ouganda, et devait ensuite me ramener sain et sauf. D’après les conseils de mon hôte, je remis au page du roi Mtésa, qui avait ordre de les lui rapporter au plus vite, des munitions pour les armes à feu. Je donnai enfin à Maula, toujours suivant les mêmes conseils, deux paquets de fil de laiton et cinq de verroteries variées, et je partis alors bien convaincu que je ne tarderais pas à résoudre définitivement le grand problème des sources du Nil. Ma seule inquiétude était de savoir si Grant serait en état de venir me rejoindre avant l’époque de mon retour. Je n’osais en effet présumer que je pourrais me risquer au delà des frontières nord de l’Ouganda, Rumanika m’ayant affirmé que, depuis l’époque où ce pays avait été séparé de l’Ounyoro, une guerre continuelle, des razzias sans cesse réitérées, le mettaient aux prises avec toutes les contrées limitrophes.


IX


Départ pour l’Ouganda.

Partis le 10 janvier 1862, nous campâmes le lendemain à Luandalo, où Rosaro vint nous rejoindre pour m’accompagner, suivant les instructions de Rumanika. L’ajournement de son départ avait eu pour but de réunir un grand nombre de Vouanyambo, appelés à partager l’existence gratuite sur laquelle croient pouvoir compter ces voyageurs primitifs, dans des conditions pareilles aux nôtres.

Arrivés le 12 à Kisaho, dans ces montagnes de l’Ouhaiya renommées pour leur ivoire et leur café, je fus informé qu’il fallait y attendre Maula, que notre hôte avait retenu pour lui offrir en présent la sœur de Rosaro, mandée tout exprès. Elle était, il est vrai, l’épouse d’un autre et l’avait déjà rendu père de deux enfants ; mais ceci n’importait guère, car ce dernier avait encouru par je ne sais quel délit la confiscation de tous ses biens. La halte du 13 se passa tant bien que mal au milieu d’une population uniquement occupée à boire du pombé ; puis, quand Maula m’eut rejoint, nous nous remîmes en marche au son du fifre et du tambour. Ce fut ainsi que nous descendîmes des montagnes de la Lune pour arriver le 15, par une longue plaine d’alluvion, à cet établissement de Kitangulé, dont nous avions tant de fois entendu parler, et où Rumanika tient en réserve des milliers de vaches. Ces plaines humides sont entourées de marécages où croissent d’épaisses forêts jadis peuplées d’éléphants ; mais depuis que le commerce de l’ivoire s’est développé, ces animaux, harcelés sans cesse, ont fini par se réfugier dans les montagnes du Kisiwa et de l’Ouhaiya.

16 janv. Ndongo. — Nous sommes arrivés aujourd’hui au bord de la Kagéra-Kitangulé, rivière qui, — je m’en étais assuré en 1858, — se jette à l’ouest dans le Victoria-N’yanza. Par malheur, au moment de la traversée, la pluie se mit à tomber et jeta le désordre dans nos rangs ; je ne pus ni dessiner la rivière (ce que Grant fit plus tard) ni mesurer exactement sa largeur ou sa profondeur. Il fallut même soutenir une longue discussion avec les superstitieux bateliers pour qu’ils me permissent de monter dans leur canot avec mes chasseurs. Ces pauvres diables s’imaginaient que leur Neptune, irrité d’un procédé si leste, les ferait chavirer ou tarirait les sources du fleuve. Tout ce que je puis dire de la Kitangulé, c’est qu’elle doit avoir une largeur moyenne de quatre-vingts pieds (vingt-quatre ou vingt-cinq mètres), qu’elle est