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tronomique, le roi m’a demandé si c’était le même soleil qu’on revoyait chaque jour, ou si un nouvel astre naissait à chaque aurore. Il s’inquiète aussi des intentions de la lune quand elle change de forme, et croit qu’elle se rit ainsi de la simplicité des mortels.

Un détachement de Vouaziwa, venant du Kidi et porteurs d’une certaine quantité d’ivoire, s’est présenté chez mon hôte pour lui rendre hommage. « Ils ont vu naguère, disent-ils en répondant à mes questions, dans le pays d’où ils arrivent, des hommes ressemblant à mes Vouanguana. Mais bien que ces étrangers fussent pourvus d’armes à feu, ils furent tous mis à mort par les gens du Kidi. » Précieux renseignement que venait corroborer une conviction bien arrêtée chez moi, mais bien difficile à faire pénétrer dans l’esprit des autres, à savoir que les trafiquants peuvent remonter par le Nil jusqu’au Kidi.

Je crois pouvoir désormais garantir à mon hôte que, d’ici à quelques années, le commerce de son pays avec le nord prendra plus d’importance que n’en pourrait jamais acquérir celui qui se fait avec Zanzibar. La route une fois ouverte, ces hardis négociants dont on nous parle s’y jetteront toujours plus nombreux. Rumanika se moque, en revanche, de l’ardeur que je mets à pénétrer dans des pays où on nous dit que tous les étrangers ont jusqu’à présent trouvé la mort. Il juge ma témérité parfaitement insensée et je commence à craindre que, par amitié pure, il ne contre-carre tous mes projets. Un mot de lui suffirait pour effrayer mon escorte et m’enlever les moyens de marcher en avant. Je m’efforce donc, en bonne politique, de lui ôter une idée dont il est imbu ; c’est qu’il détient pour ainsi dire la clef de l’Afrique intérieure. Tantôt je lui parle des visites que je lui ferai plus tard en remontant le Nil, tantôt d’une route à ouvrir entre la côte et le Karagué par le pays des Masai : « Pour l’une ou l’autre de ces entreprises, me fait-il remarquer, il vous faudrait au moins deux cents fusils. Nous verrons, du reste, quand vous serez revenu de l’Ouganda. Mtésa et Kamrasi ont en moi la plus grande confiance. Je les amènerai peut-être à servir vos projets. »

Voici un échantillon des mœurs du Karagué. Deux hommes, époux de la même femme, font valoir leurs droits à la propriété d’un enfant qu’elle vient de mettre au monde, et qui, étant mâle, peut être revendiqué par le père. Baraka, choisi pour arbitre, se décide d’après la ressemblance de l’enfant avec une des deux parties adverses. Son arrêt, approuvé de tous si ce n’est du perdant, provoque les rires joyeux de l’assistance. Il faut peu de chose aux Vouanguana pour stimuler leur avide curiosité, leur hilarité toujours prête.

29 et 30 déc. — À propos de cet incident, Rumanika m’en raconte beaucoup d’autres d’où je dois conclure qu’en général les mariages, dans le Karagué, sont des transactions purement pécuniaires. Le père reçoit en échange de sa fille un certain nombre de vaches, de moutons et d’esclaves ; mais celle-ci, mécontente du marché, peut s’affranchir du joug conjugal en restituant l’équivalent de ce douaire. Les Vouahuma, du reste, bien qu’ils entretiennent des esclaves et parfois épousent des négresses pur sang, ne souffrent point que leurs filles contribuent à faire dégénérer leur race en se mariant en dehors de leur tribu. C’est également en vertu de leur culte pour cette origine spéciale dont ils sont si fiers, que la peine de mort n’est jamais infligée dans le Karagué, pas même à l’homme coupable de meurtre, pas même à celui qui a lâché pied dans le combat : tous les crimes s’expient au moyen d’amendes proportionnées à leur importance, et qui consistent en un nombre plus ou moins grand de vaches laitières.

31 déc. — À la suite d’une de ces discussions théologiques auxquelles mon hôte semble se complaire depuis que j’ai fait remonter son origine abyssinienne jusqu’au roi David, « dont les cheveux étaient aussi droits que les miens, » je me permets de lui demander pourquoi, n’ayant aucune idée de Dieu ni d’une vie future, il immole tous les ans une vache devant le tombeau de son père : « Je ne sais pas, me répond-il en riant, mais il me semble qu’en agissant ainsi j’obtiendrai de meilleures moissons. C’est aussi pour cela que je place devant une des grosses pierres de la montagne, une certaine quantité de grain et de pombé, bien que je la sache incapable de manger ou de boire. Les hommes de la côte, et à vrai dire tous les indigènes, pour autant que j’en sache, pratiquent les mêmes rites. Pas un Africain ne révoque en doute le pouvoir des talismans et de la magie. Lorsque je conduis mes troupes au combat, si j’entendais l’aboiement d’un renard, je battrais immédiatement en retraite, pareil pronostic me présageant une défaite. Beaucoup d’autres animaux, les oiseaux en particulier, possèdent ainsi une vertu favorable ou contraire. »

Je tâchai de lui faire comprendre que s’il avait affaire à des incrédules, ne se confiant comme nous qu’à leur courage et à leur tactique, ces superstitions lui joueraient de mauvais tours, ce que Baraka lui confirma tout aussitôt en invoquant le souvenir des campagnes qu’il a faites dans l’Inde. Mon hôte m’écoute assez volontiers, convaincu peu à peu de la supériorité des hommes blancs. « Après tout, dit-il, les Arabes en conviennent eux-mêmes, c’est de la terre des Vouazungu que nous arrivent les perles et les étoffes. »

1, 2 et 3 janvier 1862. — Nous inaugurons la nouvelle année sous les auspices les plus favorables : tout nous donne à croire que M. Petherick, venant à notre rencontre, a bien réellement remonté le Nil. Kamrasi, le roi de l’Ounyoro, a fait informer Rumanika, — par manière de fanfaronnade, — qu’il avait, lui aussi, des visiteurs étrangers. « Ils n’étaient pas encore dans l’Ounyoro, à la vérité, mais dans le Gani, qui en dépend, et remontaient le Nil sur leur navire. Les gens du Gani, attaquant ces nouveaux venus, les avaient tout d’abord repoussés en dépit de leurs canons, qui brisaient les arbres sur le bord du fleuve, et leur avaient pris beaucoup de marchandises, dont une partie lui avait été fidèlement apportée ; aussi venait-il d’expédier des