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longueur de sa pince[1] doit lui rendre à peu près impossible de courir sur la terre sèche. Sa fourrure, en revanche, parfaitement adaptée à l’humide élément où il aime à vivre, est d’une longueur et d’une solidité remarquables. Les indigènes la préfèrent comme durée à celle de toute autre espèce d’antilope. Le nzoé se nourrit exclusivement de ces épis ébouriffés que produisent les grands roseaux du genre papyrus ; il boit et mange sans la moindre gêne, gardant habituellement une attitude assez paisible, mais chargeant avec une sorte de férocité toute personne qui s’aventure dans son voisinage trop immédiat. <includeonlu>

Antilopes de marais (tragelaphus Spekii). — Dessin de Wolff.

</includeonly> Dans la soirée, Rumanika nous pria, Grant et moi, d’assister à son « lever de la nouvelle lune ; » c’est une cérémonie qui se renouvelle chaque mois, en vue de constater combien, parmi les sujets du roi, lui gardent une irréprochable loyauté. À notre arrivée dans l’enclos du palais, nous vîmes tout d’abord une corne d’antilope bleue (blue-bock), garnie par K’yengo de poudre magique, et piquée dans le sol, la base tournée du côté des domaines de Rogéro. Dans la seconde cour, nous trouvâmes trente-cinq-tambours rangés sur le sol, et derrière chacun desquels se tenait un homme armé de deux baguettes. Nous étions attendus par un groupe de jeunes princes et de grands dignitaires tout prêts à nous accompagner dans le troisième enclos, ou Rumanika était accroupi par terre sur le seuil de sa principale hutte, nous laissant entrevoir, à demi cachée par le portail, sa physionomie toujours souriante. Il avait sur la tête une tiare de verroteries, du centre de laquelle, juste au-dessus du front, s’élevait un panache de plumes rouges. Deux mentonnières, également en verroteries, descendant de ses tempes, allaient s’enrouler autour de son cou, de manière à former une espèce de cravate. On nous fit signe de nous asseoir à terre près de Nnanaji, qui remplissait les fonctions de maître des cérémonies, et du groupe de grands officiers qui se tenait à l’intérieur du porche. Les trente-cinq tambours alors se mirent à battre ensemble de très-bon accord, et quand cessa leur tapage, un orchestre moins nombreux, composé de tambours portatifs et de flûtes de roseaux, vint à son tour charmer nos oreilles.

Lorsque les musiciens furent à bout d’haleine, cette seconde partie du divertissement dut prendre fin. Les cérémonies officielles commencèrent. Chaque officier de district l’un après l’autre, s’avançant d’abord sur la pointe du pied, puis s’arrêtant pour imprimer à son corps toutes sortes de contorsions et de vibrations étranges, se rapprochait ensuite par petits bonds, les bras étendus et tordus comme pour les arracher de leurs jointures. Durant toute cette pantomime, ils avaient à la main soit des baguettes de tambour, soit des rameaux, et, avec de folles clameurs, protestaient de leur zèle, de leur dévouement au roi, lui demandant de leur faire trancher la tête si jamais ils reculaient devant ses ennemis ; ensuite, agenouillés à ses pieds, ils tendaient vers lui les baguettes ou les rameaux symboliques pour qu’il daignât les honorer d’un léger contact. Les génuflexions alternant ainsi avec la musique, la musique avec les génuflexions, — sans autre trêve qu’une danse exécutée par un certain nombre de jeunes filles, dont les gambades un peu primitives nous rappelaient le « fling » des foires écossaises, — la solennité parvint à son terme.

6 et 7 déc. — Rumanika, ne pouvant me faire entrer dans ses vues hostiles à Rogéro, se borne à me demander un charme qui prolonge sa vie et lui assure une postérité plus nombreuse. Je me débarrasse de ses instances en lui donnant un vésicatoire. Après quoi, changeant de sujet, nous parlons de la création du monde, et je le trouve plus attentif que je n’aurais cru. Ses questions, d’ailleurs, témoignent d’une assez rare intelligence ; il s’enquiert des effets et des causes ; il voudrait savoir pourquoi les empires se démembrent. « Le Karagué, par exemple, comprenait autrefois l’Ourundi, le Ruanda, le Kishakka ; c’était alors le royaume de Meru gouverné par un seul prince. D’où vient que tout cela est changé ? » Je tâche, en répondant à cette question, de lui faire comprendre l’influence des doctrines chrétiennes sur la stabilité, la puissance des gouvernements. Il convient sans trop de peine, moyennant les détails dans lesquels je suis entré, que l’ascendant de la plume doit être supérieur à celui des armes, et que la machine à vapeur, le télégraphe électrique, etc., dépassent de beaucoup les merveilles dont il a jamais entendu parler.

Il ne tiendrait qu’à moi d’accepter, en ivoire, de très-magnifiques présents ; mais je décline aussi poliment que possible ces offres royales. « Les personnes notables de mon pays, quand elles font un voyage d’agrément, ne veulent y trouver aucun profit mercenaire. Ma résidence dans le Karagué m’aura laissé de bons souvenirs que mes livres transmettront à la postérité la plus reculée ; mais en mémoire de l’heureux temps que j’ai passé auprès de lui, je n’accepterai qu’un objet de curiosité sans valeur aucune, par exemple une corne de vache. » Celle qu’il m’a donnée, séance tenante, mesure une longueur de trois pieds cinq pouces, et sa circonférence, à la base, est de dix-huit pouces trois quarts. Il m’a également offert une couverture faite de très-petites peaux d’antilopes n’yéra, préparées et assemblées avec un soin minutieux ; mais comme il m’avait dit l’avoir reçue en présent, je l’ai refusée par le motif que « nous mettons notre orgueil à ne nous séparer jamais de ce qu’un ami nous a donné. » Cette idée lui a singulièrement plu, et il m’a promis de conserver toujours ce qu’il tenait de moi.

8 et 9 déc. — Je suis allé voir le roi auquel j’ai fait présent d’un jeu de cartes ; il l’a immédiatement déposé dans son trésor des curiosités. Sur ma demande expresse, il m’a énuméré ce que ses hôtes à venir pourraient lui apporter de plus agréable, par exemple une étoffe brodée d’or et d’argent ; mais ce qu’il préfère à tout, ce sont des jouets d’enfants, des marionnettes, des boîtes à surprise, des soldats de plomb, des poupées, des modèles d’animaux, des voitures, etc. La grande mer-

  1. Partie antérieure du pied.