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entre les trente-sixième et vingt-sixième degré de longitude est.

Je ne m’attendais certes pas à trouver chez ces sauvages autant d’informations, et si correctes, au sujet de pays lointains ; mais le fait est que mes observations personnelles et la concordance des témoignages puisés à des sources diverses m’ont révélé chez eux des connaissances pratiques aussi étendues que variées ; aussi, n’engagerai-je personne à contester autrement que sur les lieux, et après des investigations personnelles, les renseignements géographiques dont je leur suis redevable. Je ne conserve de doutes que sur l’étendue des lacs secondaires, et plus spécialement du Luta Nzigé, dont j’ai entendu dire, à mon premier voyage, qu’on trouvait du sel sur ses rives, ainsi que dans une de ses îles. Les indigènes du Karagué, à la sollicitation expresse de Rumanika, m’apprirent qu’on pouvait le traverser en une semaine, tandis qu’il fallait un mois pour franchir en canot le diamètre du Victoria N’yanza. Quant aux montagnes coniques du Ruanda, qui forment le massif appelé Mfumbiro, j’en évalue la hauteur à dix mille pieds environ, et on assure que les « Montagnes de la Lune » n’ont pas de pic plus élevé.

Les lionnes de la caravane. — D’après une photographie.

30 nov — C’est décidément à Kachuchu qu’est confié le soin de nous annoncer au roi Mtésa. Il demandera pour nous, de la part de Rumanika, un accueil digne de notre haut rang et de nos intentions désintéressées ; notre hôte se porte garant de tout ce que nous pourrons faire, comme si nous étions ses propres enfants, et désire qu’on nous préserve de tout accident, pour nous replacer intacts sous sa protection quand l’objet de notre voyage aura été rempli. Un présent de moi doit accompagner ce message, et j’avais d’abord jeté les yeux, pour l’envoyer au roi Mtésa, sur ma carabine-revolver ; mais Rumanika me détourne de ce projet « qui pourrait, dit-il, avoir des conséquences funestes si le roi de l’Ouganda venait à s’effrayer de cette arme inconnue et à la regarder comme un charme nuisible. En ce cas, ses domaines nous seraient strictement fermés. »

Conformément au conseil de notre hôte, je remplace la carabine par trois pièces de cotonnade et, après le départ de Kachuchu, pour montrer combien nous sommes sensibles aux bons procédés du roi, je lui offre diverses bagatelles qui peuvent trouver place dans son trésor de curiosités : un canif à trois lames, une papeterie, un porte-plume d’ivoire, etc. ; il s’informe minutieusement de l’usage auquel chaque objet est destiné, puis il les loge avec soin dans la grande boîte de fer-blanc, celui de tous mes présents qui lui inspire le plus d’orgueil. En échange d’une coiffure de perles dont je l’ai gratifié pour le dédommager d’un fusil, objet de ses convoitises, que mes principes bien arrêtés en cette matière ne me permettaient pas de lui offrir, Nnanaji m’avait envoyé un bouvillon et plusieurs pots de pombé. Mes gens ont profité de l’occasion pour se griser de la manière la plus absurde. Baraka s’est même permis de battre une de nos femmes — ivre d’ailleurs comme il l’était lui-même — ce qui a provoqué dans tout le campement un tumulte inénarrable.

De l’enquête ouverte à ce sujet, il résulte que cette femme, exploitant la mutuelle jalousie de Bombay et de Baraka, s’est mise avec tous deux sur le pied d’une coquetterie réglée. Ce jour-là, elle affichait hautement ses préférences pour Bombay, et Baraka, exalté par la boisson, s’était vengé comme il vient d’être dit. Je ne pus le convaincre de ses torts, séance tenante, car il prétendait être dans son droit, et Bombay faisait valoir, avec un certain fonds de vérité, la supériorité de son zèle, de son dévouement, comparés à celui de Baraka. Pour ce dernier, je n’étais qu’un être téméraire, libre de risquer sa vie, mais sans aucun droit sur celle des autres qu’il compromettait souvent par ses caprices : pour Bombay, au contraire, j’étais toujours, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, un maître omniscient sur la parole duquel on pouvait et on devait tenter aveuglément toutes les entreprises et braver tous les hasards.

Traduit par E. D. Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)