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son avénement. Dagara mourut laissant les trois fils déjà nommés, qu’il avait eus de trois mères différentes. Aussitôt s’élevèrent des contestations dans lesquelles Nnanaji prit le parti de Rumanika, et Rogero se vit expulser par ses deux aînés. Soit crainte, soit affection, il n’en avait pas moins rattaché à sa cause une bonne moitié de ses compatriotes et, comptant sur son influence, il leva une armée pour disputer l’autorité royale à ses frères. Nul doute qu’il ne l’eût emporté sur eux sans l’intervention de Musa qui, avec une générosité sans pareille, employa tout ce qu’il avait d’ivoire à s’assurer le concours des esclaves que les négociants arabes entretenaient à Kufro. Ces puissants auxiliaires, pourvus de mousquets et habitués à s’en servir, mirent provisoirement obstacle aux conquêtes de Rogéro, mais ce dernier n’en a pas moins juré de réaliser ses projets ambitieux dès que les Arabes auront quitté le pays, et c’est en vue de ces hostilités éventuelles qu’on invoquait notre sorcellerie pour mettre fin à ses jours. Nous déclinions modestement le pouvoir qu’on nous supposait, mais le roi, ne voyant là qu’une défaite, employa mille subterfuges pour en arriver à ses fins. Revenant sur d’imprudentes paroles, il repoussait toute idée de fratricide comme en opposition avec les mœurs du pays. « Si je parvenais à lui livrer Rogéro il se bornerait, respectant sa vie et même sa liberté, à lui faire crever les deux yeux pour le mettre hors d’état de nuire. »

J’ai tâché de ramener la conversation sur un terrain moins brûlant, et après de nouvelles plaintes contre le régime douanier établi par Suwarora, j’ai fait part au monarque de mes idées sur l’origine de sa race, provenant, selon moi, de nos amis les Abyssiniens dont le roi, Sahéla Sélassié, avait jadis reçu de riches présents envoyés par notre reine. Ils professaient comme nous la religion du Christ, et il en serait de même des Vouahuma si par suite de leurs migrations, ils n’avaient perdu la vraie tradition des choses divines. Suivit une longue discussion historique et théologique dont le roi se trouva tellement édifié, qu’il parut accéder à ma proposition d’emmener avec moi deux de ses fils pour les faire instruire en Angleterre. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est que, voyageant à si grands frais, et si riches par conséquent, nous prissions une telle peine au lieu de jouir en paix du bien-être à notre disposition. Je tâchai de lui expliquer que, rassasiés de ce bien-être, manger, boire et dormir en paix ne réalisait plus pour nous l’idéal du bonheur, et que, n’ayant pas besoin de nous livrer au commerce pour acquérir une fortune dont nous étions déjà pourvus, la satisfaction de notre curiosité, l’étude des choses humaines, la contemplation des œuvres de Dieu, étaient désormais le but de notre existence. J’ajoutai, m’adressant à son orgueil et à ses intérêts, que nous avions été attirés par le désir de connaître un aussi puissant monarque et que nous prétendions de plus frayer dans le nord une route par laquelle arriveraient dans le Karagué les plus précieux articles de l’industrie européenne, sans compter les visiteurs de notre espèce. Tout ceci faisait jubiler Rumanika : — « Puisque vous êtes venus me voir et voir mon pays, nous dit-il, je vous fournirai des barques pour vous promener sur le lac et des musiciens pour égayer votre promenade ; je ne demande d’ailleurs qu’à vous complaire en toutes choses. » Nos albums, nos lits, nos caisses, bref tous les articles de notre bagage furent ensuite examinés en détail et fort admirés par le monarque avant qu’il prît congé de nous pour le reste du jour.

Musa m’avait conté naguère que les femmes du roi et des princes étaient soumises, dans ce pays, à un système d’engraissement tout particulier, et j’avais à cœur de vérifier ce détail de mœurs. Ce fut le principal motif de la visite que je fis dans la soirée à Vouazézéru, le frère aîné du roi, qui étant né avant que le sceptre échût à leur père, s’était trouvé en dehors de l’ordre successoral. Mon Arabe ne m’avait rien dit de trop. En pénétrant dans la hutte, je trouvai le vieillard et sa principale femme assis côte à côte, sur un banc de terre gazonnée, au milieu des trophées d’arcs, de javelines et d’assagaies suspendus aux poteaux qui soutenaient la toiture en forme de ruche. Devant eux étaient placés un assez grand nombre de vases de bois remplis de lait. Les dimensions tout à fait extraordinaires de l’opulente et plantureuse maîtresse du logis, passaient toutes les idées que j’aurais pu m’en faire d’après les récits de Musa ; et cependant, sous ce débordement d’un embonpoint formidable, quelques traits de beauté subsistaient encore. Quant à se tenir debout, ceci lui était littéralement impossible ; elle en eût été empêchée, au besoin, par le seul poids de ses bras aux jointures desquels pendaient, comme autant de puddings trop délayés, des masses de chair abondante et molle. L’accueil du prince et de ses fils, ces derniers du plus beau type abyssinien, fut marqué au sceau d’une politesse exquise. Ils avaient entendu parler de nos peintures et prirent grand plaisir à les regarder, surtout celles des animaux qu’ils pouvaient reconnaître et qu’ils nommaient en riant aux éclats. Je m’enquis de la raison pour laquelle tous ces pots de lait se trouvaient ainsi réunis autour d’eux ; Vouazézéru se chargea de me l’expliquer en me montrant sa moitié : — « C’est de là, me dit-il, que lui vient toute cette rotondité ; c’est en les gorgeant de lait dès leur plus jeune âge, que nous obtenons des femmes dignes de nous et de notre rang. »

Rumanika est tout particulièrement enchanté des menus cadeaux que j’ai pu lui faire, si réduites que soient mes ressources par tant de retards et de pillages ; il en a témoigné hautement et sa joie et sa reconnaissance, honteux, disait-il, des craintes que notre arrivée lui avait fait éprouver tout d’abord. — « Il se chargeait d’expédier un messager qui notifierait d’avance au roi de l’Ouganda notre intention de nous rendre auprès de lui, et lui transmettrait un compte favorable de nos procédés envers les princes de la contrée. L’étiquette le voulait ainsi, et d’ailleurs, faute d’être recommandés à l’avance, nous serions arrêtés à chaque pas, tandis qu’avec un mot de lui, grâce à la confiance dont il jouissait dans l’Ouganda, tous les obstacles seraient aplanis. Un mois, il est vrai, se perdrait ainsi, vu les distances à parcourir, mais nous pourrions l’employer à visiter le pays dans