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pleinement, à quelques cinq mille pieds du niveau de la mer, les bénéfices d’une pareille altitude. Descendus dans la vallée de Rozaka, Kachuchu nous déclare qu’il va prendre les devants, son maître désirant savoir d’avance où nous préférons nous établir. Le choix nous est donné entre son palais, un point quelconque à l’extérieur de l’enclos, et le village de Kufro, ou les Arabes ont un dépôt commercial sur la route directe de l’Ouganda. Tant de politesse a bien le droit de nous surprendre et nous tâchons d’y répondre convenablement. Notre ami Kachuchu, gratifié par nous d’un rouleau de fil de cuivre, dira de notre part à son maître que notre unique objet est de le voir, lui et les autres grands monarques de la contrée. Nous accepterons tous les honneurs qu’il voudra bien nous conférer, mais nous ne faisons pas le commerce et nous n’avons, par conséquent, aucun rapport avec les Arabes.

24 nov. Katawanga. — Nous arrivâmes le lendemain à la rencontre de deux routes, et, tandis qu’Irungu, suivi de ses tambours, de ses fifres, de ses amazones, prenait, avec les porteurs du hongo de Suwarora, celle qui conduit à Kufro, nous continuâmes à marcher dans la direction du palais. J’étudiais, chemin faisant, la formation géologique de ces hauteurs composées principalement d’une argile sablonneuse tantôt bleue, tantôt de couleurs alternantes, et au flanc desquelles on voit se dresser ça et là, comme de longues murailles blanches, des dykes de quartz sans mélange. Tout semble indiquer que ces terrains, ainsi amalgamés quand le sol était bas, se sont élevés graduellement de manière à faire de ces montagnes l’axe central du continent ; ce qui leur assigne, selon toutes les probabilités, l’origine la plus ancienne.

À quelques milles du palais, nous reçûmes ordre de faire halte pour attendre le retour de Kachuchu. Mais à peine nous étions-nous arrêtés dans un bosquet de bananiers où la fabrication du pombé se faisait sur une large échelle, notre ex-guide accourut pour nous témoigner tout l’empressement que le roi mettrait à nous accueillir ; nos gens cependant éprouvaient une invincible répugnance à se remettre en route, retenus qu’ils étaient par le charme tout puissant de la bière nouvellement brassée. Bombay et Nasib partirent donc seuls pour aller offrir nos excuses, et nous les vîmes revenir dans la soirée avec un grand pot de pombé, plus un paquet de tabac première qualité, que Rumanika nous recommandait de réserver pour notre usage particulier. Le fait est que l’un et l’autre, d’un mérite supérieur, ne faisaient aucun tort à leur royale origine.

25 nov. Weranhanjé. — C’est le nom d’une montagne dont la cime herbue est à cinq mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. En descendant un peu le long de ses rampes, nous aperçûmes tout à coup, ce qui nous parut d’abord un gros bouquet d’arbres (lat. sud 1° 42′ 42″, long. est 31° 1′ 49″) ; à quinze cents pieds au-dessous, une belle nappe d’eau reposait dans un pli de la montagne ; le bouquet d’arbres, au fait et au prendre, était l’enclos ou, si l’on veut, le parc du palais. Quant au lac, faute d’un nom indigène, je le baptisai « le petit Windermere, » à cause de la ressemblance que Grant lui trouvait avec celui de nos lacs du Cumberland qu’on appelle ainsi. C’est un de ces nombreux réservoirs où viennent se concentrer les eaux des montagnes environnantes pour s’écouler ensuite dans le Victoria-N’yanza par le lit de la Kitangulé.

Pour rendre au monarque de ce charmant pays les honneurs qui lui étaient dus, j’ordonnai à mes hommes de déposer leurs fardeaux et de tirer une salve de mousqueterie. Comme nous défilions ensuite devant les portes du palais, nous fûmes invités à y pénétrer sans retard, le roi n’ayant rien de plus pressé que de nous faire accueil. Grant et moi, laissant notre bagage au dehors, mais escortés par Bombay et par quelques-uns de mes Vouanguana les plus âgés, nous nous dirigeâmes, à travers de vastes enclos parsemés de huttes, du côté d’une baraza au toit incliné, construite par les Arabes pour que le roi puisse y traiter à son aise les affaires publiques. C’est là que nous attendaient, assis sur le sol et les jambes croisées, le roi Rumanika ainsi que son frère Nnanaji, tous deux de grande taille et de noble aspect. Le monarque portait simplement la choga noire des Arabes, et pour tout ornement, des bas de cérémonie en perles de différentes couleurs, plus des bracelets ou manchettes de cuivre artistement travaillés. Nnanaji, médecin de très-haute volée, était couvert de talismans fixés à la grande pièce d’étoffe à damier dans laquelle il se drapait. À côté d’eux étaient couchées des pipes massives en terre noire. Un peu en arrière, accroupis et immobiles, tous les fils du roi, — six à sept gamins en jupons de cuir, ayant de plus, noués sous le menton, de petits charmes destinés à leur procurer de bons rêves. La première bienvenue de Sa Majesté, qui nous fut adressée en kisuahili très-correct, était empreinte d’une chaleureuse bienveillance. Il ne nous fallut qu’un instant pour comprendre que les gens avec lesquels nous nous trouvions maintenant, ne ressemblaient en rien aux grossiers indigènes des districts voisins. Ils avaient ces beaux visages ovales, ces grands yeux, ces nez à haute courbe qui caractérisent l’élite des races abyssiniennes. Après une poignée de mains tout à fait anglaise, qui est aussi dans les usages de ce pays, Rumanika, souriant toujours, nous pria de nous asseoir à terre en face de lui. Il voulait savoir quel effet avait produit sur nous la vue du Karagué, de ses montagnes qui, selon lui, devaient être les plus belles du monde, et du lac qui, sans nul doute, excitait notre admiration. Il nous demanda aussi en riant — car il savait toute l’histoire — ce que nous pensions de Suwarora et de notre réception dans l’Ousui. Je profitai de l’occasion pour lui remontrer qu’il devrait, dans l’intérêt même de son royaume, mettre un frein à la rapacité de Suwarora, dont les taxes abusives empêchaient les Arabes d’arriver jusqu’au Karagué. Ceci le privait de mille objets précieux qu’ils lui apporteraient de toutes les parties du monde, si cet obstacle était écarté. Le roi s’informa des moyens que nous avions pour trouver notre chemin sur les divers points du globe, ce qui le conduisit à de longs détails sur l’étendue propor-