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kora, dont je ne m’occupais plus, se présenta tout à coup armé de prétentions égales à celles de ses collègues. La journée du 30 fut encore perdue à me débattre pour lui faire accepter moins qu’ils n’avaient reçu. L’affaire ne fut terminée que le lendemain matin 31, où, après être descendus dans une vallée fangeuse et lorsque nous eûmes gravi une seconde montagne, nous vîmes enfin devant nous le palais de Suwarora. Sise au fond de la vallée d’Outhoungu, cette habitation, dont les clôtures embrassent une vaste étendue de terrain, ne laisse pas de produire un effet assez imposant. Une triple haie d’arbustes épineux lui sert de rempart. La hutte du chef (auquel je ne donne pas le nom de roi, parce que la souveraineté du pays me semble ici partagée) est trois fois aussi grande qu’aucune des autres ; elle est au fond de l’enceinte, dans un endroit bien à part, tandis que les habitations réservées à ses officiers et aux gens de sa maison se groupent de distance en distance, séparées les unes des autres de manière à permettre l’installation du bétail qu’on fait rentrer chaque nuit.

Dans la soirée, un habitant de l’Ouganda, nommé N’yamgundu, vient nous faire une visite de politesse. Il a pour vêtement un large surtout fait d’une quantité de petites peaux d’antilopes, prises sur des sujets très-jeunes, souples comme du chevreau, et cousues ensemble avec autant de soin que si elles eussent passé par les mains de nos gantiers. À notre grande surprise, les manières du personnage sont en parfait rapport avec les soins qu’il semble prendre de son extérieur, et nous sommes tous enchantés de lui, bien qu’il ne puisse être compris que de Nasib, lequel déclare l’avoir connu précédemment. C’est le frère de la reine douairière de l’Ouganda, député par Mtésa, qui règne actuellement sur cette contrée, pour venir demander en mariage la fille de Suwarora, renommée pour sa beauté merveilleuse. N’yamgundu et les officiers qui complètent le personnel de l’ambassade, retenus ici depuis plus d’un an, ont vu mourir la jeune fille dont ils venaient solliciter la main ; et Suwarora, dans la crainte où il est que le grand roi ne tire vengeance de ces retards, cherche à conjurer sa colère en lui envoyant, aux lieu et place de la fille qu’il a perdue, un tribut suffisant en fils de laiton. Ceci m’explique l’acharnement avec lequel je me suis vu exploiter.

Le lendemain 2 novembre, autre visite. Sirhid se présente comme le plus grand personnage de l’État. C’est un jeune homme de bonne mine, chez qui se retrouvent les indices caractéristiques d’une origine vouahuma. Son turban, les étoffes voyantes de son costume lui constituent une toilette à grand effet ; il s’exprime avec une douceur inusitée et s’installe sur nos tabourets comme si l’usage de pareils siéges lui avait été familier dès son enfance. Je lui explique — avec toute la dignité d’un grand personnage, poursuivi par une fortune contraire, — à quelles épreuves je viens d’être soumis. Il promet de tout redire à son maître et de faire en sorte que nous soyons traités avec moins de rigueur. Je voulus alors le charger pour Suwarora de quelques présents exceptionnels, dont je pris soin de mettre en relief l’importance et la rareté, un pistolet à cinq coups, une grande boîte de fer-blanc, etc. ; mais lorsqu’il les eût examinés :

« Non, me dit-il, n’exhibez pas tout d’abord ces objets qui pourraient effaroucher le m’kama ; il croirait y voir des engins de maléfice et me ferait couper la tête pour avoir osé les lui présenter : — on ne sait ensuite ce qui pourrait arriver.

— Ne puis-je donc être admis a lui offrir mes hommages ?

— Non, répondit Sirhid, il faut que je le voie au préalable ; ce n’est pas un simple individu comme moi, et avant de recevoir quelqu’un il doit prendre toutes ses sûretés.

— Pourquoi donc ces invitations qui m’ont attiré chez lui ?

— La nouvelle lui était arrivée que plusieurs chefs, entre autres Lumérési, mettaient des obstacles à votre voyage, et, curieux de savoir à quoi s’en tenir sur votre compte, il m’avait enjoint de vous dépêcher quelques hommes. C’est ce que j’ai fait, vous le savez, à deux reprises différentes. Il désire certainement vous voir, mais il n’aime pas que les choses se fassent avec précipitation. Sur les hommes qui n’ont pas, autant que vous et moi, l’expérience du monde, la superstition conserve beaucoup d’empire. »

Sirhid ajouta qu’il demanderait pour nous une audience dans le plus bref délai possible ; puis, prenant congé, il nous témoigna le désir d’emporter avec lui le fauteuil en fer sur lequel il s’était assis. Néanmoins, il se retira sans rien objecter quand nous lui eûmes dit que, n’étant pas habitués à nous asseoir par terre, nous ne pouvions nous priver de ce meuble.

Virembo vint nous trouver, le 3, avec de nouvelles réclamations, contre lesquelles Sirhid, survenu fort à propos, nous fournit lui-même d’excellents arguments ; mais, à peine Virembo parti, l’habile diplomate nous fit entendre que lorsqu’il s’entremettait pour le compte des négociants arabes, ils ne manquaient jamais de le récompenser par quelques présents. La moindre bagatelle suffirait ; mais, en fait de bagatelles, c’était aux étoffes qu’il donnait la préférence.

Dix jours se passent ainsi sans que nous puissions rien conclure. Dans l’intervalle, un grand désordre se met dans le camp, où l’ivrognerie engendrait mainte et mainte rixe. Nous sommes de plus harcelés par les Vouanousui, qui envahissent notre hutte pour nous regarder manger, et mendient nos restes avec une merveilleuse effronterie. Ils ne connaissent pas ce fameux bakhshish, si usité en Orient, mais ils tendent leurs mains, se frottent le ventre, et répètent jusqu’à satiété le mot kaniviani (mon ami). Impossible cependant de garder rancune à ces enfants naïfs : nous leur jetions quelquefois de l’eau pour les éloigner, mais ils revenaient aussitôt, tournant la chose en plaisanterie.

L’animosité qui existait sourdement entre Bombay et Baraka devait tôt ou tard amener une explosion. Bien que je l’eusse défendu, presque tous mes gens ont