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cet acte, se montre habituellement très-rigoureux a l’égard des trafiquants. Il s’abstient cependant de nous molester en vertu des ordres exprès de Suwarora qui nous mande par le retour de notre messager de venir le trouver au plus vite.

26 oct. Chez Kariwami. — Ces bons procédés du chef de l’Ousui nous ayant mis en joie, nous avions gravi lestement la montagne de N’yakasnéyé, lorsqu’en arrivant au sommet, nous nous trouvâmes en face d’un gros détachement qui exigeait le prix du passage. Suwarora s’était ravisé, à ce qu’il paraît, sous l’influence dominante de deux de ses principaux officiers — Kariwami, chez lequel nous étions, et Virembo, qui habite à deux marches en arrière — tous deux en ce moment auprès de leur chef. N’ayant rien de mieux à faire, j’ordonnai de former le camp et je dépêchai Nasib à « Sa Hautesse » pour lui adresser de ma part les représentations les plus pressantes, non celles d’un simple marchand, mais d’un prince son égal, venu pour remplir une mission amicale auprès de lui et de Rumanika. Tandis que le soir même, pour attendre avec plus de patience le retour de mon ambassadeur, je m’occupais de quelques observations astronomiques, d’audacieux voleurs se glissèrent parmi les broussailles qui entouraient le camp, et vinrent accoster deux de nos femmes, sous prétexte de leur demander ce que je faisais. Sans méfiance, elles répondaient à leurs questions, lorsque ces misérables se jetèrent sur elles et disparurent après les avoir dépouillées de tous leurs vêtements. Elles furent obligées, pour rentrer au camp, de passer sous mes yeux dans un état de nudité complète. J’avais souffert patiemment jusque-là quelques larcins de peu d’importance qui se renouvelaient à peu près toutes les nuits, mais, cette fois, je trouvai la hardiesse un peu forte, et j’ordonnai de tirer sur tous les déprédateurs qui se montreraient aux environs. Cette consigne, ponctuellement exécutée, eut de prompts résultats. Dans la nuit du 26 au 27, un de nos larrons reçut une blessure qui nous permit, le lendemain matin, de suivre jusqu’à une certaine distance ses traces ensanglantées, et dont il mourut, à ce qu’on nous dit, quelques heures plus tard. Je m’attendais à des difficultés, mais les « anciens » du pays vinrent au contraire me rendre hommage. Cet acte de vigueur les avait d’autant plus frappés que le voleur en question était un sorcier jusqu’alors réputé invulnérable. Ceci du reste n’empêcha pas de nouvelles tentatives. L’endroit où nous étions fourmillait de gens disposés à s’approprier le bien d’autrui. Quelques-uns de mes hommes, attirés dans des huttes écartées sous prétexte d’invitation à dîner, en sortirent dépouillés de tous leurs vêtements. Plusieurs nuits de suite, notre camp fut assailli à coups de pierre. Il fallut de nouveau recourir aux grands moyens. Un de ces bandits fut tué, deux autres furent blessés grièvement.

Pendant ce temps, Suwarora se déclarait hors d’état d’intervenir dans le règlement des taxes réclamées par ses vassaux. Pour lui-même il ne demandait rien, et comptait sur notre visite aussitôt que nous nous serions affranchis, en sacrifiant quelques bagatelles, de ces exigences subalternes. Vains compliments qui ne me dissimulaient pas la vérité. Je savais à merveille que les agents inférieurs de Suwarora prélevaient à peine un pour cent sur le produit de leurs rapines ; tout le reste allait dans la caisse royale. Il ne restait qu’à se tirer le plus tôt possible de ces mains rapaces. Je me mis donc en mesure de faire partir un messager pour le palais de Rumanika, dans l’espoir que ce chef voudrait bien m’envoyer sa « masse » pour nous tirer de l’Ousui, comme celle de Suwarora nous avait tirés du Bogué. Puis, je me débattis comme je pus avec Kariwami, chargé de régler le hongo pour son compte et pour celui de son collègue. La discussion dura toute la journée du 28 et celle du 29. Elle n’était pas terminée, tant s’en faut, lorsque Bombay revint dans un état de jubilation tout a fait extraordinaire du camp de Masudi, négociant arabe dont j’ai déjà parlé plusieurs fois : — « Par un hasard des plus singuliers, disait-il, j’ai pu voir dès les premières vingt-quatre heures le grand Mkama (chef) lui-même, auprès duquel Masudi demande vainement à être admis et qui, depuis quinze jours, malgré des instances quotidiennes, lui fait attendre le règlement de son tribut.

— À la bonne heure, lui dis-je ; mais aurons-nous une audience ?

— Ceci, je l’ignore, me répondit-il. Suwarora était si complétement ivre qu’il n’a pu comprendre un seul mot à ce que je lui disais de votre part.

— Pourquoi donc se tant féliciter ?

— Je l’ai vu, vous dis-je, et cela dès le premier jour, tandis que Masudi, après tant et tant de délais, n’a pas encore obtenu la même faveur. »

Nasib semblait tout aussi émerveillé que Bombay : — « Vous ne connaissez pas, me dit-il, l’étiquette dont s’entourent ces rois Vouahuma ; ils ne ressemblent en rien à ceux que vous avez pu voir dans l’Ounyamuézi ou partout ailleurs ; ils ont des officiers et des soldats comme Saïd Majid, le sultan de Zanzibar.

— Hé bien, repris-je, m’adressant à Bombay, comment avez-vous trouvé Suwarora ?

— C’est un fort bel homme, répondit-il ; tout à fait la taille et la figure de Grant : si Grant était noir, vous ne les distingueriez pas l’un de l’autre.

— Est-ce que les officiers se trouvaient dans le même état que lui ?

— Certainement ; ils s’étaient grisés tous ensemble. Le pombé circule par là du matin au soir.

— Et on ne vous a pas fait boire ?

— Certainement si, répliqua Bombay, dont le sourire narquois mit au jour sa double rangée de dents taillées en pointe. Ils ont essayé… Après quoi, on m’a montré l’emplacement assigné à votre camp… Ce n’est pas dans le palais, mais au dehors, dans un endroit où il n’y a pas un arbre… La résidence n’a rien de flatteur. »

Il fallait pourtant en finir avec le damné hongo. Bombay fut chargé de faire accepter aux deux chefs, à la place des étoffes qu’ils demandaient et que je n’avais pas, un équivalent en fil d’archal. Lorsque tout fut conclu, et au moment où j’allais me mettre en marche, Vi-