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honneurs militaires ; mais ce gros bonhomme, à physionomie bénigne, me prouva, dès notre première conférence, qu’il avait mis de côté, bel et bien, ses vaines affectations de désintéressement. C’est tout au plus si je me rappelle les propos que nous échangeâmes à ce sujet ; je sais seulement qu’il demandait un déolé comme souvenir de la visite dont l’honorait le « Magnanime homme blanc » et que perdant bientôt patience, je l’envoyai littéralement promener.

Du 23 au 31 juill. — Le jour suivant, l’excitation de mon cerveau ne me laissait plus aucun sang-froid et ce fut avec des rugissements insensés que je lui reprochai sa perfidie ; il n’en persista pas moins à me harceler, tandis que je m’administrais remède sur remède, jusqu’au 25, où il rabattit quelque peu de ses prétentions inadmissibles. Je me hâtai de souscrire à tout ce qu’il demandait et j’ordonnai de disposer un hamac portatif sur lequel je comptais partir le lendemain. Mon hôte, voyant que j’allais mettre mon projet à exécution, refusa de me laisser aller, si je n’ajoutais trois pièces d’étoffe à celles qu’il avait déjà reçues, alléguant « que certains membres de la famille n’avaient pu être compris dans la distribution faite la veille. » Après d’inutiles remontrances, je me résignai à ce nouveau sacrifice, mais j’enjoignis à mes hommes de me transporter hors de la boma, où je ne voulais pas demeurer une heure de plus après y avoir subi de pareils traitements. Lumérési n’hésita pas à leur barrer le passage, sous prétexte « que j’étais trop malade, pour qu’il permît à qui que ce fût d’emporter en cet état un homme dont il tenait de si beaux présents… Il lui serait trop pénible, ajoutait-il, d’apprendre que par sa faute j’aurais péri dans les jungles. » Vainement fis-je appel à son humanité, vainement lui remontrai-je que mon unique chance de salut consistait dans le changement d’air que m’allait procurer une marche en hamac ; certain de son influence sur mes subalternes, il réclamait, de plus belle, le déolé « que je devais avoir, disait-il, car je n’avais pu songer à me présenter devant Rumanika sans le seul présent qui fût digne d’être offert à ce prince. » À partir de ce moment, je ne le vis plus. Il était dans sa politique de me tenir en suspens et j’eusse en effet préféré toutes sortes de querelles à ce temps d’arrêt dont rien ne me faisait prévoir le terme. J’appris enfin de lui que je devrais me regarder comme son prisonnier, et non plus comme son hôte, si je lui refusais le déolé que je destinais à Rumanika. Suivit une interdiction péremptoire à ses sujets de me prêter la moindre assistance et, la-dessus, reprenant les dehors d’une générosité affectée, il m’offrit une vache que je ne voulus pas accepter.

Alors commença une nouvelle série de tribulations sur lesquelles je n’oserais insister davantage, et six semaines s’étaient écoulées ainsi, quand une nuit je suis soudainement réveillé par un bruit de pas. Plusieurs hommes se précipitent dans ma tente et, tout haletants encore de leur course, parlant par saccades, presque inintelligibles dans leurs explications incohérentes, me racontent qu’ils ont laissé Grant aux prises avec des périls de tous genres, par suite d’une attaque imprévue qui a dispersé la caravane. Tous les Vouanguana ont été tués ou mis en fuite par les gens de M’yanga. Grant (que j’attends de jour en jour) est resté seul sous un arbre, sans autre protection que celle de son fusil. Quant à eux, simples portefaix, n’ayant ni les moyens ni la mission de le défendre, ils se sont hâtés d’accourir vers moi, pour que j’avise à le tirer de cette position critique… » Ces mauvaises nouvelles me trouvent en garde contre leur exagération. Je comprends néanmoins qu’il se passe quelque chose de grave et, sans une minute de retard, j’ordonne à tous mes gens de marcher au secours de Grant. Baraka, toujours décourageant, profite de l’occasion pour s’écrier à haute voix, en s’arrêtant devant ma tente, « qu’il est impossible désormais de songer an voyage du Karagué ». Je lui adresse à mon tour une verte réprimande dont profiteront, je l’espère, nos auditeurs ; ils s’éloignent bien édifiés sur mon invariable détermination de marcher en avant.

Le lendemain 17, lettre de Grant où il me fait connaître exactement les détails de la catastrophe.

16 septembre 1861.
Mon cher Speke,

« La caravane a été attaquée, pillée, dispersée de toutes parts, tandis que nous traversions ce matin le pays de M’yanga. Éveillé dès l’aurore, je pressais le départ afin de vous rejoindre plus tôt, lorsque mon attention fut attirée par un débat assez vif qui venait de s’élever entre nos principaux guides et sept ou huit gaillards bien armés que m’avait dépêchés le sultan M’yanga pour me persuader de m’arrêter dans son village. Il leur fut sommairement répondu qu’ayant déjà reçu de vous un présent, leur chef n’avait rien à espérer de moi. Sans insister autrement, et en vertu des instructions qu’ils avaient sans doute, ils se constituèrent nos guides officieux, jusqu’au moment où nous voulûmes quitter le sentier qu’ils suivaient : alors, gagnant les devants par une manœuvre rapide, ils nous barrèrent le passage, plantèrent leur lance dans le sol et nous défièrent d’avancer !

« Cette menace ne fit que nous affermir dans notre détermination, et nous nous jetâmes en avant, balayant du pied leur fragile barricade. Après avoir franchi environ sept milles sans être inquiétés le moins du monde, une clameur aiguë, partie des bois, attira mon attention, et nous vîmes fondre sur nous, avec les dehors de la gaieté la plus cordiale, une masse d’à peu près deux cents hommes. Un instant plus tard, abordant le centre de la caravane, ils se jetaient sur nos pauvres portefaix. La lutte n’a pas été longue ; nos hommes, pris à la gorge et menacés de mort, se laissèrent dépouiller, non-seulement de leurs fardeaux, mais de leurs vêtements et de leurs parures ; avant que la résistance pût être organisée, toutes les marchandises avaient disparu. Trois hommes seulement tenaient bon à côté de moi ; j’avais beau rappeler les autres qui, ne songeant qu’à éviter un coup de