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fut passé en revue de la manière la plus indiscrète. Il voulut voir mes albums, contempla les oiseaux avec un plaisir extrême, et prétendait insérer, sous leur plumage, ses ongles d’une longueur toute royale ou toute chinoise. Ces chefs les laissent croître ainsi pour montrer qu’ils ont le droit exclusif de se nourrir de viande. Makaka, devant chaque animal, poussait des cris de joie et le désignait par son nom. Ma lanterne sourde lui inspirait de tels désirs qu’il fallut se fâcher tout rouge pour mettre un terme à ses importunités. Ce furent ensuite mes allumettes qui le charmèrent, au point que je ne savais comment me débarrasser de ses instances. Je finis par lui offrir un couteau à la place de la boîte qu’il convoitait ; mais il refusa, sous prétexte que les allumettes lui seraient, pour ses opérations magiques, d’une utilité toute particulière. La discussion continua jusqu’au moment où je le mis à la porte avec une paire de pantoufles à moi, dans laquelle il avait fourré, sans ma permission, ses pieds fangeux. Je refusai aussi de garder son bouvillon, pour lui témoigner à quel point il m’avait froissé. En revanche, il était décidé à ne pas faire battre le tambour, ajoutant gracieusement « qu’il reviendrait peut-être là-dessus, si je lui accordais un autre lot d’étoffes, égal au second déolé, que je lui aurais dû en bonne conscience. »

Je commençais à me demander très-sérieusement s’il ne fallait pas faire fusiller ce hobereau nègre, tant pour punir sa trahison et sa tyrannie que pour faire un exemple destiné à frapper ses collègues ; mais le « Pourceau » prétendait que les Arabes, soumis dans l’Oubéna aux mêmes exactions, payaient toujours sans marchander et se montraient dociles à tous les ordres qu’on leur donnait. Selon lui, je devais garder le bouvillon et livrer l’étoffe. Baraka disait de son côté : « Si vous l’ordonnez, nous le tuerons… Rappelez-vous seulement que Grant vient derrière nous et que si vous commencez la lutte, il vous faudra combattre tout le long du chemin ; en effet, il n’est pas un chef qui ne se croie désormais tenu de vous résister. »

Je les chargeai tous deux de régler l’affaire comme ils l’entendraient. Ils n’eurent pas plutôt fait la concession demandée, que les tambours battirent dans toutes les directions. Makaka, de fort bonne humeur, vint m’annoncer lui-même qu’il m’était loisible de partir dès que cela me conviendrait ; il espérait en revanche que je lui ferais présent d’un fusil et d’une boîte d’allumettes. C’était, comme on dit, « insulter l’âne jusqu’à la bride. » Les inquiétudes que nous devions à ce drôle avaient fini par donner la fièvre à Baraka et par me procurer à moi-même une espèce de nausée. Aussi lui répondis-je « que s’il s’avisait de parler encore soit de fusils, soit d’allumettes, nous viderions la querelle par les armes, attendu que je n’étais pas venu dans son pays pour me soumettre aux menaces du premier fanfaron venu. » Il se réduisit alors à me prier de permettre que mes gens fissent une décharge de mousqueterie en face de sa boma, et cela pour montrer aux Vonatuta — retranchés, paraît-il, derrière une petite chaîne de collines granitiques situées à l’extrémité occidentale de son district — quelle force imposante il pourrait mettre en ligne au besoin. La permission fut accordée, mais sa bravade tourna contre lui de la façon du monde la plus ridicule. Dès le même soir, en effet, les Vouatuta vinrent attaquer ses villages et tuèrent trois de ses sujets. Les choses seraient peut-être allées plus loin, si mes hommes, à l’approche de ces maraudeurs, n’avaient imaginé de sortir du camp et de lâcher en l’air un certain nombre de coups de fusil. Les Vouatuta se sauvèrent effarouchés, tandis que nos braves rentraient à toutes jambes, exaltant comme d’ordinaire les prouesses qu’ils venaient d’accomplir.

Après avoir ordonné le départ du lendemain, j’étais dans la campagne occupé a mes observations astronomiques, lorsque Baraka et Vouadimoyo (Ruisseau-du-cœur), un autre de mes volontaires, vinrent de mon côté dans un grand émoi, chuchotant à l’oreille l’un de l’autre d’effrayantes nouvelles, disaient-ils, « si effrayantes qu’ils ne pouvaient se résoudre à me les faire connaître. » Je brusquai le préambule, et voici en somme ce qu’ils m’apprirent : Un voyageur arrivé de l’Ousui quelques minutes auparavant, racontait que Suwarora, soudainement brouillé avec les Arabes, avait arrêté une de leurs caravanes. Les hommes qui la composaient, répartis tout exprès dans diverses boma, devaient être exécutés sans plus de cérémonie si les Vouatuta se permettaient de franchir la frontière. Je fis honte à Baraka de sa crédulité, de ses terreurs chimériques ; Bombay, lui disais-je, ne s’effrayerait pas si facilement, et, pour lui donner du courage, je lui rappelai, faisant allusion à l’expédition de Petherick, « que nous allions au-devant d’une expédition d’hommes blancs, partis du Nord pour venir nous retrouver. » Il paraissait m’écouter et me comprendre mais au moment où les deux hommes s’éloignèrent, j’entendis Vouadimoyo lui demander a voix basse : « Eh bien ! a-t-il peur ? Se décide-t-il à reculer ?… » Ceci m’effraya plus que tout le reste en me donnant à penser, contrairement à ma première hypothèse, que ces récits en l’air provenaient d’eux, non de Makaka.

Nous eûmes toute la nuit des patrouilles qui circulaient dans le village, tambour battant et avec des cris féroces, pour éloigner les Vouatuta. Le lendemain, au moment de lever les tentes, pas un des porteurs ne se montra. « Ils n’étaient pas assez sots, disaient-ils, pour passer outre sur des chemins infestés par les Vouatuta. » Persuadé qu’ils ne devaient pas être cachés fort loin, je sommai « le Pourceau » de convoquer « ses enfants. » Ce qu’il fit aussitôt d’assez mauvaise grâce. Mais toute mon éloquence échoua contre leur résolution bien arrêtée de ne pas marcher en avant. « Du reste ils n’entendaient pas me voler et renonçaient à leur salaire. » Makaka, survenu pendant la discussion, proposait de nous garder jusqu’à des temps meilleurs, combinaison à laquelle Baraka se rangeait moins qu’à toute autre. Il avait assez des procédés de l’honorable chef. Je proposai alors à mes hommes de revenir jusqu’à Mihambo dans le district de Bogué. Là, j’entreposerais mes marchandises, et « le Pourceau, » moyennant une charge entière de mzizima (ou