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diatement, parce qu’il m’est impossible de différer mon départ. Musa, cependant, n’est pas encore tout à fait décidé à me suivre ; disons mieux, il ne veut pas m’accompagner au delà des frontières de l’Ousui, craignant qu’on ne le rende responsable, sur la côte, des exactions énormes que je vais avoir à subir. Il est d’ailleurs très-malade et se bourre de pilules pour être en état de m’accompagner quand je partirai. Ces pilules sont tout bonnement des boutons de rose séchés au four et qu’il alterne avec des morceaux de sucre candi.

Sur ces entrefaites (du 10 au 12) un messager nous arrive de l’Ousui, lorsque j’espérais le moins une pareille bonne fortune. Celui qui l’envoie est un grand mganga ou magicien, nommé le docteur K’yengo, un ancien ami de Musa, qui, engagé actuellement à titre de mtongi ou directeur de caravanes, désirerait avoir, en échange de quelques morceaux d’ivoire, un certain nombre de belles étoffes, et cela le plus tôt possible, car il centralise en ce moment toutes les caravanes destinées à un long voyage dans l’Ouganda. Je voudrais saisir la balle au bond et, au moyen de quelques présents, me créer des relations avec un homme si bien placé pour servir mes projets. Musa me dissuade de lui rien envoyer. « Le porte-parole, dit-il, s’appropriera le cadeau que je lui aurai confié, puis fera tout au monde pour m’empêcher de voir K’yengo. » Survient presque immédiatement un autre messager envoyé par Suwarora pour savoir de mon hôte s’il est vrai que les Arabes se soient alliés aux Vouatuta. Il demande qu’une ambassade vienne l’assurer expressément, au nom de Musa et de ses collègues, qu’ils ne nourrissent contre lui aucun dessein hostile. Il demande aussi qu’on lui envoie un chat. Un beau matou noir est remis en conséquence au négociateur, en même temps qu’une sorte de memorandum où Musa raconte tout ce que j’ai fait pour arriver à la conclusion de la paix. Il ajoute, désirant me ménager un bon accueil, que j’emmènerai dans l’Ousui l’ambassade désirée par Suwarora.

Vers la fin du jour, mes gens reviennent avec le Cyclope chargé cette fois de nous dire, au nom de son maître, que ce dernier désire toujours la paix, mais qu’il n’a pas cru devoir venir, attendu que rien n’est encore décidé, touchant la déposition de Mkisiwa. « Or les Arabes n’ont pas pu supposer un moment que Manua Séra consentirait à partager ses domaines avec un homme qu’il regarde comme son esclave. Son intention est au contraire de le poursuivre comme un animal sauvage et de ne mettre bas les armes qu’après l’avoir mis à mort. »

Le traité cette fois encore était à vau-l’eau, et dans le courant de la nuit le Cyclope s’échappa comme un voleur, décochant derrière lui une flèche que Manua Séra l’avait chargé de nous laisser comme un symbole de ses intentions meurtrières à l’endroit de l’usurpateur. De ce moment les Arabes, profondément humiliés, n’osèrent plus se présenter devant moi, et Musa, dont la maladie s’aggravait, ne voulut pas se laisser convaincre que le meilleur remède à son mal eût été un voyage en hamac, comme je le lui proposais. En conséquence, las de tous ces retards, je remis au sheik Saïd un supplément de lettres et d’échantillons ; puis, après lui avoir enjoint de ramener mes Hottentots à la côte, dès que les communications auraient été rétablies, je partis de nouveau dans la direction du nord. Bien que Musa eût promis de me rejoindre dès le lendemain, dût-il mourir à la peine, et de m’amener les ambassadeurs requis par Suwarora, je ne doutai pas un instant qu’il me manquât de parole. Il serait parti avec moi, si sa décision eût été réellement prise. Au moment où je quittais le district, les Arabes et Mkisiwa faisaient « manger le bœuf » à leurs hommes avant d’aller combattre Manua Séra, qui, réunissant une force mixte de Vouarori, de Vouagogo et de Vouasakuma, était de nouveau parti pour Kigué. On prêtait à ce jeune chef de vastes ressources. Son père, Fundi-Kira, renommé par son opulence, avait enfoui d’énormes approvisionnements dont Manua Séra, son héritier, avait seul le secret. Les Vouanyamouézi lui gardaient au fond un véritable attachement, motivé par sa générosité bien connue ; ils le croyaient de plus protégé par un don de sorcellerie qui lui permettait de déjouer à son gré tous les plans de campagne dont pouvaient s’aviser les Arabes.

Le 19 mai, à Mininga, j’eus le plaisir de trouver Grant beaucoup mieux portant. Un vol avait été commis à son préjudice en même temps qu’à celui de Sirboko, et les auteurs de ce crime, poursuivis jusqu’aux limites du district voisin, devaient être, à ce qu’on assurait, livrés par le chef dont ils avaient réclamé la protection. Ugali, sans cela, les ferait traquer par ses Vouaganga (pluriel de mganga, magicien). Deux jours s’étant passés sans qu’aucun pagazi m’arrivât de Rungua, je priai Grant de pousser en avant jusqu’à l’Oukuni avec tous mes gens de la côte, pendant que j’attendrais, pour mettre en route le reste des bagages, l’arrivée des esclaves de Musa et des vingt-deux porteurs que j’avais enrôlés à titre temporaire en sus de mon escorte « permanente. »

20 et 21 mai. Mbisu. — Deux jours après arrivèrent ceux que j’attendais, mais les porteurs ne voulaient plus s’engager que pour deux marches, et cela par ordre de leur chef qu’effrayait l’invasion plus ou moins avérée des farouches Vouatuta. Ils demandaient, en outre, comme salaire de ces deux marches, le quart du prix total qu’on leur paye ordinairement pour le voyage du Karagué. Les effets personnels de Musa ne devaient pas être acheminés avec les miens, et ce dernier détail des instructions par lui données me prouva que décidément il renonçait à me tenir parole. Ainsi naissaient de nouvelles difficultés, mais il n’en fallait pas moins partir, et partir au plus vite, car mes provisions se consommaient de jour en jour avec une effrayante rapidité ; et en outre, sur le bruit d’un accident arrivé au chef des Ounyambéwa, les gens de Musa nous quittèrent une belle nuit, sans tambour ni trompette.

Du 22 au 31 mai. Halte à Mbisu. — Je parvins néanmoins à me procurer un kirangozi ou guide, dont le nom n’avait rien de très-flatteur : il s’appelait Ungurué, c’est-à-dire le Pourceau. Cet homme avait conduit plu-