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gènes n’ayant aucun goût pour cet aliment, ses moissons se trouvent par là même préservées du vol.

Du 25 mars au 2 avril. — C’est à cette dernière date seulement que les gens de Musa sont revenus avec trois cents hommes ; je les ai immédiatement dirigés sur Kaseh avec ma correspondance et mes échantillons. J’écris à Musa et à Bombay de venir nous joindre immédiatement. Tandis que j’attendais le retour du convoi, un esclave de Sirboko, chargé de chaînes par son ordre, invoque de la manière la plus touchante ma protection et mes bons offices : — « Hai, Bana Wangi, Bana Wangi ! (Oh, monseigneur, monseigneur !) prenez pitié de moi, disait-il. Je vous ai vu à Uvira, sur le bord du lac Tanganyika, dans le temps ou j’étais encore libre ; depuis lors, blessé par les Vouatuta et laissé pour mort sur le champ de bataille, j’ai été ramassé par les gens d’Oujiji qui m’ont vendu aux Arabes… Délivrez-moi, Bana Wangi, et je vous servirai fidèlement toute ma vie ! » Je ne sus pas résister à cet appel si pathétique, et j’obtins de Sirboko, sous promesse qu’il n’y perdrait rien, la libération immédiate de ce malheureux, qui, baptisé du nom de Farhan — ou la Joie, — fut inscrit au rôle de mes volontaires. Je profitai de cette circonstance pour chercher à savoir si la tribu des Vouabembé, dont il faisait partie, était à la fois mahométane et cannibale. Il ne fut pas difficile de constater le premier fait. Quant au cannibalisme des Vouabembé, il paraît d’autant mieux établi, qu’on les a vus souvent échanger avec leurs voisins une chèvre en bon état contre un enfant malade ou moribond, qu’ils destinent à leurs affreux repas, la chair humaine étant pour eux un objet de prédilection. On ne connaît pas, du reste, une seule autre tribu sur qui pèse le même soupçon ; les Masai, d’ailleurs, et les peuplades qui ont avec eux une origine commune (Vouahumba, Vouataturu, Vouakasangé, Vouanyaramba), les Vouagogo eux-mêmes et les Vouakimbu se soumettent au rite fondamental de l’islamisme.

Du 2 au 30 avril s’écoule un temps d’arrêt qui met ma patience à l’épreuve. Je passe ma vie à compléter des collections, j’empaille mes oiseaux, je dessine, etc. Le 15, Bombay arrive, amenant tout ce que j’avais laissé derrière moi, plus une certaine quantité de marchandises appartenant à Musa. Quant à Musa lui-même il ne paraît pas. Si j’en crois une lettre du sheik Saïd, les trafiquants arabes, revenus à Kaseh après une heureuse campagne contre Manua Séra, se sont opposés au départ de mon hôte et lui ont persuadé d’ajourner son voyage au nord. Il est maintenant occupé à vendre aux enchères les propriétés de Snay, Jafu et autres victimes des dernières hostilités ; mais on me prévient secrètement de sa part qu’aussitôt après sa récolte de riz, il se hâtera de me rejoindre au Karagué. Saïd ajoute, de son chef, le conseil de précipiter mon voyage le plus possible, attendu que les Arabes m’accusent de conspirer avec Manua Séra, et marcheront bientôt contre moi s’ils n’apprennent mon départ.

Rebuté par la conduite de Musa et par ses perpétuelles hésitations, je lui écris pour lui dire ce que j’en pense — et le sommer de tenir immédiatement ses promesses. Je serais parti sans lui ; mais les porteurs qui ont amené jusqu’ici la portion de bagages que j’avais dû laisser derrière moi, ne voulurent pas s’engager à m’accompagner jusqu’au Karagué. Ils le voulurent moins encore, lorsqu’ils virent arriver, cinq jours plus tard, une portion des gens de Sangoro, lesquels racontaient toutes les exactions, les mauvais traitements subis pendant trois mois de séjour forcé dans l’Ousui. Suwarora devenait peu à peu un épouvantail devant lequel reculaient tous mes compagnons. Ce fut encore pis lorsque les gens de Musa rapportèrent de Rungua la nouvelle que les terribles Vouatuta s’étaient répandus dans la contrée. Ils avaient enlevé, aux portes même du village, une cinquantaine de têtes de bétail, et personne n’osait plus mettre le nez dehors. Dans l’intervalle, j’avais expédié Baraka vers Kaseh ; il était chargé d’offrir à Musa, pour cinquante hommes armés de fusils, une prime égale à ce qu’aurait coûté l’acquisition de cinquante esclaves, et j’offrais en outre de payer ces hommes sur le même pied que mes autres serviteurs. La réponse que je reçus seulement le 30 ne faisant aucune mention de ma demande à cet égard, et me laissant toutes mes incertitudes, je résolus de retourner sur-le-champ à Kaseh pour m’en expliquer directement, soit avec lui, soit avec ses collègues.

Je me décidai aussi, dans ce terrible embarras, à renvoyer les quatre Hottentots qui me restaient ; ces malheureux, tourmentés par la jaunisse et la fièvre, n’avaient pu s’acclimater : à l’exception d’un seul, trop noir pour changer de couleur, ils avaient le teint d’une guinée. J’éprouvais une véritable douleur à me séparer d’eux après les avoir amenés si loin ; mais il était temps ou jamais de prendre à cet égard une détermination définitive ; plus tard, leur retour serait devenu impossible, et cette considération devait l’emporter sur toutes les autres.

1er  et 2 mai. Retour à Kaseh. — Musa m’apprit à mon arrivée que Baraka venait de partir sans emmener un seul homme, tous les esclaves ayant pris peur à la nouvelle de l’alliance conclue par les Arabes. On m’annonce, d’autre part, que Suwarora vient de faire construire sur sa frontière une série de boma ou maisons fortifiées, et proclame hautement son intention de mettre à mort tout homme venu des côtes qui se permettrait de pénétrer dans l’Ousui. Ces communications me jettent dans le plus profond abattement : je ne pourrai désormais emmener avec moi, ceci me semble évident, que des hommes capables de porter un fardeau.

Du 3 au 13 mai. — Baraka est revenu sur ses pas dès qu’il a eu vent de mon retour ici. Son témoignage confirme celui de Musa. Les Arabes multiplient leurs démarches auprès de moi et ne voient de salut que dans mon intervention. Manua Séra coupe la route à leurs caravanes dont les porteurs diminuent peu à peu, soit qu’ils désertent, soit qu’ils meurent de faim. Ce redoutable ennemi parcourt le district, pourchassant et tuant à coups de fusil les malheureux villageois. Il ne dépend que de moi, selon les Arabes, de faire cesser un état de choses si contraire à leurs intérêts, et alors ils me donneront pour