Page:Le Tour du monde - 09.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette nuit même le fils de Maula pour expliquer au vieux chef que l’entêtement des Arabes a fait échouer toutes mes tentatives conciliatrices. Et c’est grand dommage, car Manua Séra est très-populaire parmi les Vouanyamouézi.

25 et 26 janvier. — Ceux des Arabes qui ne font pas campagne sont venus me rendre hommage comme à un représentant de leur prince, c’est-à-dire du sultan de Zanzibar. Ils regrettent ainsi que moi l’ardeur aveugle de Snay. Un bon traité de paix, voilà ce qu’il leur fallait, car, déjà ruinés à demi, l’avenir ne leur offre guère d’espérances. Je cherche à tirer d’eux tous quelques renseignements géographiques sur la question qui me préoccupe.

Abdulla, un de nos anciens amis, persiste dans les récits qu’il m’a faits à propos de la navigation du N’yanza ; sur quoi Musa se hâte d’ajouter, d’après le témoignage des gens du nord, que pendant les crues du N’yanza, le courant est d’une violence telle qu’il déracine les îles et les emporte avec lui.

Ce dernier propos me jetait dans un certain embarras, car j’ignorais alors que le lac et le Nil — de même que toutes les masses d’eau — portent en général le nom de N’yanza. C’est précisément cette confusion verbale qui, lors de mon premier voyage, m’avait empêché de déterminer d’une manière exacte le point où finit le lac et où le Nil commence.

Les changements survenus dans l’Ounyanyembé depuis que j’ai quitté ce pays, sont tout à fait surprenants. Chez les Arabes, le caractère du trafiquant semble s’être effacé pour faire place à celui d’agronome ; ils s’adonnent à la culture en grand ; ils ont maintenant de vastes étables à portée de leur résidence. Les villages indigènes, au contraire, sont dans l’état le plus pitoyable. Pour me procurer le grain nécessaire à la subsistance de mes hommes, il a fallu faire battre le district dans un rayon de plusieurs journées de marche et payer au prix de famine ce qui s’y trouvait de disponible. La disette qui sévit ainsi de tous côtés n’est pas seulement le résultat de la guerre ; les pluies de la dernière saison n’ont pas été assez abondantes et les récoltes ont manqué presque partout.

27 et 28 janvier. — J’ai distribué a mes gens de quoi compenser les souffrances par eux subies pendant la traversée du désert, mais non sans leur dire expressément ce que je pense de leurs impitoyables voleries. Une bagatelle de surplus que j’accorde aux trois pagazi exceptionnellement restés fidèles à ma fortune, soulève un mécontentement général. C’est à grand-peine et après des heures d’argumentation futile, que Baraka parvient à faire accepter ma conduite pour ce qu’elle est : celle d’un bon maître disposé à s’acquitter envers ses serviteurs, lors même qu’il n’a plus rien à espérer d’eux.

Je combine, avec Musa, les moyens d’arriver au Karagué. L’Ounyanyembé ne peut pas me procurer les hommes dont j’ai besoin ; tous les habitants en état de porter les armes ont péri dans les guerres passées ou sont engagés dans la guerre actuelle. Musa fera donc partir quelques recruteurs pour le pays de Rungua, ou il a résidé jadis et dont le chef, nommé Kiringuana, est favorablement disposé pour lui. Mon hôte me permet aussi d’enrôler, parmi les esclaves attachés à son établissement, tous ceux qui voudront me suivre ; mais bien que cette combinaison lui profite, il m’avertit généreusement que des portefaix de louage me donneront beaucoup moins d’embarras. Il est au reste d’accord avec moi lorsque je lui dis que pour avancer au delà du Karagué, il faudra me trouver complétement indépendant des secours que les naturels pourraient me fournir. J’estime à une centaine le nombre d’hommes armés que je devrais emmener avec moi, et pour arriver à ce nombre, j’ai besoin de soixante recrues.

29 et 30 janvier. — Jafu, autre commerçant arabe, ancien associé de Musa, est rentré après une tournée de dix jours qu’il vient de faire dans le district pour se procurer des grains. Ses récits sont désolants. La faim, de tous côtés, décime les populations. Il ne pense pas que nous puissions jamais traverser l’Ousui, dont le chef, Suwarora, renommé pour ses extorsions, doit, paraît-il, nous « écorcher vifs. » Mieux vaudrait attendre que la guerre fût finie ; les Arabes, alors, ne demanderaient pas mieux que de combiner une expédition et de marcher avec nous. Musa lui-même manifeste quelques craintes, mais j’obtiens de lui qu’il enverra un message à Rumanika pour lui annoncer notre visite et le supplier en même temps d’employer son influence à nous ménager un libre passage dans l’Ousui.

Il est peut-être bon d’expliquer ici que l’Onsui relève du Karagué par une espèce de lien féodal, et qu’une partie du butin obtenu par les exactions du terrible Suwarora passe dans les mains du roi de Karagué, lequel n’en jouit pas moins de l’estime générale, et vit dans les meilleurs termes avec les étrangers attirés par sa bonne réputation. Musa ne parle jamais de Rumanika sans faire le plus grand éloge de ce prince, qu’il a sauvé autrefois d’une insurrection fomentée par son frère cadet Rogéro, et qui depuis lors n’a cessé de lui témoigner la plus vive reconnaissance.

31 janvier. — Jafu est parti aujourd’hui à la tête de cent esclaves pour aller rejoindre Snay et, de concert avec lui, attaquer le chef du Khoko. Son but n’est pas seulement de recouvrer les dents d’éléphants qui lui ont été enlevées dans une rixe dont on nous a tout récemment raconté les détails ; il s’agit aussi d’imposer la domination des Arabes aux districts du Khoko et de l’Ousékhé, d’y vivre à discrétion jusqu’au Ramazan, d’ouvrir passage aux caravanes retenues dans l’Ougogo, puis enfin, rassemblant une seconde fois leurs forces, de tomber sur l’Ousui pour le réduire à son tour.

7 février. — On a des nouvelles du théâtre de la guerre. La petite armée du sheik Snay avait cerné Manua Séra dans un tembé de Tura où le jeune chef avait cru pouvoir se cacher impunément. Sommé de livrer son hôte, le propriétaire du tembé réclame une nuit de répit ; le lendemain, si Manua Séra s’y trouve encore, les Arabes feront de lui ce qu’il leur plaira. Le lendemain, naturellement, Manua Séra s’était enfui