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l’a bientôt achevé ; puis je retrouve la piste sanglante d’un autre blessé, presque aussi boiteux que le premier. Atteint dans le flanc pour la seconde fois, celui-ci chancelle et se dérobe à notre vue en se dissimulant au milieu d’un fourré, d’où il s’élance droit sur nous quand il nous croit tombés dans son embuscade. À peine ai-je le temps de le coucher en joue avec mon petit Lancaster. Notre désordre devient comique. Suliman, fidèle à ses instincts de singe, saute après une basse branche et y reste cramponné justement au-dessus de l’animal furieux. Faraj s’est hâté de fuir, ne me laissant qu’un fusil pour me tirer d’affaire. Le bonheur veut que le coup, précipitamment lâché, atteigne la bête à la naissance de l’épine dorsale. Elle tombe morte à mes pieds. Nous lui ouvrons la gorge, conformément à l’usage musulman, et croyant avoir assez à faire de retrouver le premier blessé pour l’achever à loisir, nous revenons sur nos pas. Guidés par les traces sanglantes, nous apercevons bientôt notre victime encore debout, mais empêtrée dans les broussailles et ne demandant, paraissait-il, qu’à être délivrée de ses souffrances. Par pure compassion, je la mets en joue, mais une branche fait je ne sais comment dévier la balle, et tandis qu’elle traverse l’air en sifflant, le buffle part au galop. Nous le suivons sans difficulté, vu l’excellence du spoor, — c’est le mot qu’emploient les chasseurs africains pour désigner la trace du gibier, — et dix minutes après, comme je débouchais l’arme au poing dans une petite clairière, l’énorme animal, s’élançant d’un bosquet en face de moi, me charge avec une fureur aveugle, sans offrir à mes coups autre chose que sa tête revêtue d’une corne épaisse. Un tertre peu élevé se trouvait par bonheur entre nous, et pendant qu’il en fait le tour, je puis, me jetant un peu de côté, lui envoyer une charge en plein flanc. Mais ceci ne suffit pas pour l’arrêter, et plus prompt que la pensée, je le vois devant moi, flairant pour ainsi dire mes pieds, se débattre à coups de corne contre le nuage de fumée qui, rasant encore le sol et par conséquent au niveau de sa tête, aveugle et suffoque mon antagoniste. Nous étions si près l’un de l’autre, qu’avec ma hache il ne m’eût pas été difficile de le décapiter. Ma situation devenait critique, les négrillons s’étant hâtés de disparaître avec mes fusils de rechange ; mais tout à coup l’animal sur qui la fumée de la poudre produisait sans doute l’effet d’un fantôme impalpable et inattaquable, tourna sur lui-même avec effort, et comme effrayé par quelque apparition terrible, s’éloigna au grand galop, — ce qui, je l’avoue, me tirait d’un fort grand souci.

Le capitaine Speke chassant au buffle. — Dessin de Émile Bayard.

Que n’aurais-je pas donné, dans ce moment-là, pour avoir un fusil sous la main ! L’occasion était si belle ! Cependant, et malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire aux grimaces de mes lâches petits compa-