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nage d’une espèce d’étang fréquenté par les rhinocéros. Il fallut les attendre jusqu’à minuit, et mon guide alors, saisi tout à coup d’une frayeur panique, me laissa seul à mon poste ; mais à peine avait-il disparu furtivement que j’aperçus, se profilant sur le ciel que baignaient les clartés de la lune, l’animal dont j’attendais la venue. Ses allures étaient inquiètes, et il semblait pressentir quelque danger. Je donnai raison à ses craintes, car me glissant vers lui à quatre pattes le long de la berge qui m’abritait, et parvenu à quatre-vingts mètres de lui, je logeai une balle derrière son épaule gauche. C’était la première fois qu’un rhinocéros mourait de ma main. Ce succès m’ayant mis en veine, et attendu le besoin de viande qui se faisait sentir parmi nos gens, je repris mon poste pour guetter une nouvelle occasion. Au bout de quelque temps, je vis arriver encore, avec les mêmes démonstrations d’inquiétude, deux autres rhinocéros. Ils furent bientôt à ma portée, et plus près de moi que le premier ; mais la lune les éclairait moins bien. Accompagné par les deux négrillons du sheik, que j’avais chargés de ma seconde carabine pour être en état de parer à toute éventualité, j’expédiai une balle à la plus grosse des deux bêtes. Le coup la fit tourner sur elle-même avec une sorte d’aboiement formidable et l’exposa le plus favorablement du monde à un second coup. Mais hélas ! quand je me retournai brusquement pour saisir mon arme de rechange, mes négrillons étaient partis depuis longtemps et grimpaient déjà comme deux singes après un des arbres voisins. Le rhinocéros en même temps — et la circonstance fut heureuse pour moi — prit le parti de détaler au plus vite ; il s’échappa, ne laissant après lui aucune trace de sang, comme il arrive d’ordinaire quand la blessure est produite par une balle conique.

Telle fut la besogne de ma nuit. Le lendemain, à l’aurore, nos hommes, prévenus de ce qui s’était passé, se hâtèrent d’accourir avant que les Vouagogo eussent flairé le cadavre abandonné dans l’épaisseur des jungles. Mais à peine avait-on mis le couteau dans la dure carapace de l’animal, que les indigènes affluèrent de tous côtés : ce fut entre eux et nos gens une lutte odieuse et grotesque ou ils se disputaient les lambeaux sanglants de cette boucherie improvisée, chaque villageois prenant la fuite vers sa demeure aussitôt qu’il avait pu mettre la main sur quelque morceau de choix qu’il craignait de se voir enlever à force ouverte.

Mes aventures de la fin du mois et de la première semaine de décembre ne méritent pas d’être racontées ; mais la journée du 8 fut marquée par des incidents assez curieux. J’étais parti de bonne heure, accompagné des deux négrillons du sheik (Suliman et Faraj), dont chacun portait une carabine, tandis que j’avais sous le bras un simple fusil de chasse. Une fois dans les taillis, j’entends sur ma gauche et de fort près le mugissement d’un buffle. Bientôt, me dirigeant de ce côté, je découvre un troupeau nombreux qui paissait en toute sécurité. Avant qu’ils se fussent douté de ma présence, une des femelles avait reçu ma balle en plein corps. Je recharge immédiatement et vise un taureau qui reste étourdi sous le coup. Voici tout le troupeau en grand émoi ; mais, ne sachant d’où venait la fusillade, ces animaux vont et viennent indécis, et je mets à profit le répit qu’ils me laissent, d’abord en achevant la femelle blessée, puis en expédiant ma quatrième balle au taureau conducteur, qui s’effarouche et prend la fuite. La troupe dont il était le chef commence à s’ébranler dans la même direction.

Antilopes de l’Ougogo (variété nouvelle).

Je m’élance sur ses traces, appelant à moi mes deux acolytes, et comme les empreintes s’accusaient nettement sur le sable humide, j’ai bientôt rattrapé la bande fugitive. Je tire à droite, à gauche, sans m’arrêter un instant, toutes les fois qu’à travers le taillis m’apparaît quelque croupe roussâtre. Plusieurs de mes balles portent ; mais ces blessures d’arrière-train n’ont rien de mortel. L’épaisseur du fourré s’oppose à ce que, faisant un détour, j’attaque l’ennemi de front. Un des buffles cependant, à qui j’ai cassé une des jambes de derrière, se hisse péniblement sur un de ces monticules artificiels que crée le travail des fourmis blanches, et dès que je parais, fond sur moi les cornes basses. Un premier coup de carabine le jette par terre, un second