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Une longue impunité lui fait supposer que le souvenir en est à peu près éteint, et il en parle sans craindre les suites d’une indiscrétion. Il n’a fait en somme, dit-il, en tuant M. Maizan, qu’exécuter les instructions écrites de son père Mzungéra, un des dihouans de la côte. Il est donc évident que l’attentat dont le voyageur fut victime a été organisé par les trafiquants arabes et dicté à ceux-ci par la jalousie que leur inspire tout Européen dont les efforts tendent, plus ou moins directement, à mettre au jour les mystères de leur commerce, à faire connaître les sources de leurs immenses profits.


III


L’Ousagara.

Par une pente insensible à l’œil, nous nous sommes élevés à 500 pieds au-dessus du cours de la rivière, et nous avons devant nous, en deux lignes détachées, une chaîne de montagnes qui s’élève de temps en temps à 5 ou 6 000 pieds. Elles sont habitées par une race à demi pastorale, à demi agricole, qui, partout où on peut se procurer de l’eau, partout où on est à l’abri de ces guerres qui sont en définitive de véritables chasses à l’homme, sait faire pousser des moissons abondantes ; les habitants, timides et farouches, pauvrement vêtus et de mine affamée, perchent sur les hauteurs les plus inaccessibles ; leurs villages se composent de huttes coniques plus ou moins nombreuses selon que leurs chefs ont plus ou moins d’influence. Fort peu sont en état de se procurer des étoffes : la plupart ont un vêtement que j’appellerais volontiers un « jupon d’herbe[1]. » Au lieu de mettre les caravanes à contribution, ils s’enfuient généralement à leur approche, et aucune promesse, aucune avance ne peut les décider à risquer la chance d’une de ces trahisons qu’ils ont tant et tant de fois subies.

Le 17 et le 18 octobre furent des journées de halte et de chasse. Le gibier était abondant, et bien qu’une grande partie des animaux blessés parvînt à s’enfuir, le camp fut amplement pourvu de venaison. Par malheur, nous ne pûmes atteindre, dans ce vaste parc où nous les savions en grand nombre, ni éléphants, ni rhinocéros, ni girafes, ni buffles, ni antilopes, ni zèbres, sans parler des lions et des hyènes.

Ici se manifestèrent pour la première fois les mécontentements et le fâcheux caractère de maître Baraka, le général en chef de nos Vouanguana. Cet homme — d’une intelligence remarquable, et qui aurait pu nous être si utile — devint peu à peu, par son ambition et sa jalousie, le fléau de notre caravane. La confiance que nous accordions à Bombay et au sheik Saïd lui pesait sur le cœur. Convaincu de sa supériorité, il prétendait se les subordonner peu à peu et devenir l’homme indispensable, le factotum de l’expédition. Son premier pas dans cette voie fut de montrer assez d’insolence pour que le capitaine Grant, dont il était le valet de chambre, dût renoncer à l’employer comme tel. On lui donna Frij pour remplaçant, et cette combinaison au premier abord sembla lui convenir tout à fait ; mais sous cette apparence de satisfaction se cachaient un désappointement et des rancunes dont je n’eus le secret que quelques mois plus tard. J’y reviendrai en temps et lieu.

19 et 20 octobre. Kiruru. — L’état hygiénique de nos Hottentots devient de plus en plus mauvais. Le capitaine Grant est pris d’une fièvre semblable à celle que j’avais subie lors de ma première expédition. Mais, tandis que j’en avais été quitte au bout d’un an, celle du capitaine reparut toutes les quinzaines jusqu’à la fin du voyage.

21 octobre. Duthumi. — 22. Hozu. — Je voudrais presser notre marche pour arriver le plus tôt possible à Zungoméro, où une halte de quelques jours me serait nécessaire pour fixer, par des observations astronomiques, la longitude du revers oriental de la chaîne côtière que nous venons de gravir. Nos porteurs, que l’abondance de nourriture pousse à la paresse, trouvent que nous allons trop vite et se refusent à marcher. Le raisonnement n’a pas de prise sur eux, et je répugne à user du bâton, ainsi que font les Arabes en pareille circonstance. Je me borne donc à partir avec les mules et les gens de la côte, laissant au sheik Saïd et à Baraka le soin de m’amener, dès qu’ils le pourront, mes rebelles Vouanyamuézi.

23 octobre. Zungoméro. — Situé sous le 7°26’53” de latitude sud et le 37° 36’45” de longitude est, Zungoméro est entouré d’un charmant amphithéâtre de montagnes. Le pays, coupé par la Mgéta, est d’une fertilité admirable, mais la traite l’a dépeuplé peu à peu et changé en jungles ses jardins florissants. Les Vouasuahili ravagent la contrée, et nous voyons justement défiler un de leurs convois qui se dirige vers la côte avec cent têtes de bétail, une cinquantaine de chèvres, et autant d’esclaves enchaînés. Baraka devient de plus en plus incommode, et Bombay, dont les instances nous avaient déterminés à le prendre avec nous, vient me déclarer, dans un état d’extrême agitation, qu’il lui est impossible de supporter plus longtemps les mauvais procédés et les calomnies de son collègue. Celui-ci, sommé de s’expliquer, répond avec une douceur perfide, qui me fait croire à des torts partagés. À force de bonnes paroles, je parviens à calmer ce différend, et le 27 nous nous remettons en route.

28 octobre. Halte à Kirengué. — Durant la marche d’hier, trois de nos porteurs, laissant leurs fardeaux à terre, ont gagné pays ; une de nos meilleures mules est morte après dix-huit heures de souffrances. Nous comptions trouver à nous approvisionner ici, mais les chasseurs d’esclaves y ont mis bon ordre ; le village est absolument désert. Il faut envoyer faire emplette de grains dans la région que nous venons de quitter. Ce sont trois jours de perdus ; heureusement le pays est pittoresque, et contraste, sous ce rapport, avec ce que nous avons vu depuis notre départ de la côte.

Du 30 octobre au 5 novembre. — J’ai rencontré près du vieux village de Mbuiga un ami de notre petit sheik, entre les mains duquel j’ai consigné trois de nos Hottentots les plus malades, — une de nos mules sur

  1. A kilt of grass. — Le kilt est le jupon des Écossais.