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mêler aux frémissements et aux agitations de ses souvenirs, le souffle caressant d’un air plus libre et les douces séductions de l’espérance. Plus tard la source s’appauvrit et se glace, jusqu’au jour nécessaire où un autre ébranlement solennel vient réveiller les hommes de leur indifférence et de leur égoïsme, et remuer, jusque dans les profondeurs de leur âme, ce qu’il y a en eux de supérieur et de divin.

J’étais sorti de Saint-Sebald, sans avoir voulu m’arrêter devant la cuve en cuivre où fut baptisé Wenceslas, ni devant les peintures de Wohlgemuth, de Kulmbach, de Veit Stoss, de Heideloff, de Veit Hirschvogel et autres. J’avais en idée de chercher du ciel et de l’eau, de revoir la Pegnitz. J’entrai au hasard dans une rue, la Winklerstrasse, qui part de l’extrémité sud de Saint-Sebald et se dirige en droite ligne du côté de la rivière. Mais à vingt pas, levant la tête, je remarquai, au-dessus de la porte d’une maison qui a été et qui est encore peut-être celle du pesage public, un grand bas-relief d’aspect singulier. Voici ce qu’on y a figuré : un maître peseur du seizième siècle, debout au centre de la scène, regarde en l’air l’aiguille d’une grande balance dont les deux plateaux portent, l’un des poids qu’empile un commis, l’autre un énorme ballot qui se soulève à grand-peine. Le propriétaire de la marchandise, vieux, à mine renfrognée, fouille lentement et d’un air maussade au fond de son escarcelle : le prix qu’on lui demande le mécontente fort ; à son gré, la balance n’y met pas de complaisance. On devine le colloque. Sur une banderole qui sort de la bouche du peseur public, on lit : « Pour toi comme pour les autres. » — Cette règle ou cette promesse publique d’équité est exprimée d’une manière vraiment très-divertissante et dans un excellent style comique. L’œuvre est d’Adam Krafft, et il est à regretter qu’il n’ait pas eu l’occasion d’exercer plus souvent son puissant ciseau dans ce genre familier : nous aurions maintenant sous les yeux les mœurs du seizième siècle bien conservées en opposition avec les mœurs modernes. Pensant ainsi, souriant ou même riant, je sens l’impression de la belle œuvre de Vischer qui à demi s’efface.




Mon émotion se relève. En me retournant, je lis, sur une plaque de marbre encastrée dans un mur, une inscription en lettres d’or dont voici la traduction :

JOHANNES PALM,
LIBRAIRE,
HABITAIT ICI,
EN 1806,
IL TOMBA VICTIME
DE LA TYRANNIE
NAPOLÉONIENNE.

Quel était ce Jean Palm ? Quel rapport entre lui et Napoléon ? Pourquoi, comment fut-il frappé ?

Je l’ignorais alors. Aujourd’hui je le sais.

Un jour de cette année 1806 où la ville de Nuremberg fut cédée, bon gré malgré, à la Bavière[1], Jean Palm, libraire, reçut secrètement l’avis que le maréchal B… avait donné ordre de l’arrêter. Sur les instances de sa famille, il sortit de la ville et se réfugia à Erlangen. Quelques jours après, ne pouvant supporter d’être plus longtemps séparé de sa femme et de ses enfants, et ayant conscience, d’ailleurs, qu’il n’avait rien à se reprocher, il revint de nuit à Nuremberg et se cacha dans une chambre retirée de sa maison. Les recherches s’étaient en apparence ralenties ; il semblait qu’on l’eût oublié. Mais on soupçonnait son retour ; on lui tendit un piége : il s’y laissa prendre. Un matin, un pauvre enfant mal vêtu vint au magasin de la librairie et présenta à la femme de Palm une liste de souscriptions pour sa mère, veuve, disait-il, d’un soldat allemand. Il demandait à parler à Palm lui-même. Palm, sans méfiance, le fit venir et lui remit quelque argent. L’enfant sortit. Peu de minutes après, des soldats français entrèrent brusquement, se dirigèrent tout droit vers la chambre qui leur avait été indiquée, saisirent Palm et le conduisirent chez le maréchal.

B… le fit traduire immédiatement devant une commission militaire.

Accusé d’être l’auteur ou l’éditeur d’une brochure politique intitulée : « L’Allemagne tombée dans une dégradation profonde, » Palm répondit qu’il n’avait ni écrit ni édité cette brochure, et il offrit de prouver par témoins que les exemplaires saisis dans sa maison faisaient partie d’un ballot de livres dont il ignorait le contenu. Il demanda de plus d’être admis à prouver qu’il n’avait pas été vendu un seul exemplaire de cette brochure dans sa boutique.

On passa outre, et « attendu que rien n’était plus urgent que de sévir contre le progrès des doctrines hostiles aux droits des nations, au respect dû aux têtes couronnées et à tous les principes d’ordre et de subordination, » Jean Palm fut condamné à mort.

L’arrêt reçut son exécution le lendemain. Palm fut fusillé à Branau.

Avant de commander de faire feu sur lui, on lui demanda une fois encore de nommer l’auteur de la brochure. Il refusa.

Il était luthérien, et à Branau il n’y avait aucun ministre de sa religion. Deux prêtres catholiques lui offrirent le secours de leurs prières qu’il accepta avec reconnaissance.

L’un d’eux, prêtre de Salzbourg, se nommait Thomas Pölschl. Après la mort de Palm, il écrivit à sa veuve une admirable lettre dont voici quelques lignes :

« Nous lui avons fait demander si, malgré ce qui séparait notre foi de la sienne, notre présence et nos exhortations à cette heure solennelle ne pourraient pas

  1. Les guerres de Trente et de Sept ans avaient endetté Nuremberg. Son crédit était tombé, son industrie languissait, sa population décroissait sensiblement. En 1796, ses anciens remparts ne lui avaient servi de rien contre notre armée de Sambre et Meuse. La vieille cité impériale fut bien obligée de s’avouer qu’elle ne pouvait plus se soutenir par elle-même : elle eut alors l’idée de s’offrir au descendant de ses anciens burgraves, le roi de Prusse ; mais celui-ci trouva qu’elle lui coûterait trop cher. C’est l’acte de la confédération germanique qui a donné, en 1806, Nuremberg à la Bavière, et jusqu’ici la ville s’est bien trouvée de ce dénoûment.