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ou calicot américain. Griffe-de-Lion n’en persiste pas moins à rejeter le présent que je regarde comme l’extrême limite des concessions acceptables. Il rend les étoffes au sheik (car celui-ci n’a pu obtenir l’accès de ma tente), et se retire furieux, annonçant pour le lendemain une visite dont la caravane se souviendra. Le petit sheik se met incontinent à fondre des balles pour son rifle à deux coups, et, traînant de tous côtés un sabre presque aussi long que lui, enjoint aux Vouanguana de charger leurs carabines ; mais en même temps, il me supplie d’ajouter une pièce d’étoffe et de ne pas hasarder le salut de l’expédition pour quelques mètres de cotonnade. Notez que tout ceci se passe à douze milles de la côte, chez un chef indigène qui se déclare le protégé de Zanzibar. En vérité cela promet, et on s’explique que le voyageur en Afrique, rebuté par de pareils procédés, incline toujours à découvrir avant tout un chemin où ils lui soient épargnés, abrégeant de son mieux la route au lieu de visiter à loisir les localités les plus dignes d’intérêt.

5 octobre. Kizoto. — La menace de Griffe-de-Lion n’a pas de suites ; il vient en personne, renonçant à ses scrupules, querir l’offrande qu’il avait dédaignée. Le phanzé de Kizoto — Mukia-Ya-Nyani ou Queue-de-Singe — envoie réclamer ses « droits. » On lui délivre un dabouani avec ordre de ne plus approcher du camp, s’il ne veut sentir l’odeur de ma poudre. J’apprends le soir par Bombay, que le sheik Saïd, toujours méticuleux, a pris sur lui d’ajouter deux dabouani, dont un prélevé sur sa provision particulière. Voici déjà, dans l’Ouzaramo, trois marches de faites ; et à part les chefs ou leurs envoyés, nous avons à peine rencontré çà et là un des gens du pays, ce qui, d’ailleurs, ne nous attriste pas autrement.

6 octobre. Kiranga-Ranga. — Nous nous sommes un peu écartés du Kingani pour monter sur ce plateau cultivé où nous trouvons un phanzé de bonne composition, — Mkungu-Paré, — dont nous récompensons la modestie en lui offrant un sahari, quatre mètres de merkani et huit mètres de kiniki (toile bleue d’origine indienne). Charmé de notre libéralité, il nous délègue, en cas de vol, son droit de haute et basse justice. Le tir à la cible, que nos hommes pratiquent pour leur instruction, ne l’étonne pas médiocrement : « Avec tant de fusils, dit-il, vous pouvez aller sans crainte partout où il vous plaira. » De ce point élevé nous avons sur l’Ouzégura des perspectives fort étendues. Le sol, se relevant au delà du Kingani, y forme des collines basses, richement boisées, la contre-partie exacte de celle où nous sommes.

Le colonel Rigby nous fait parvenir ici un assortiment de quinine et d’autres drogues, d’autant mieux venues que nos Hottentots, affaiblis par la fièvre, tomberaient tout à fait sans leur ration quotidienne d’eau-de-vie et de quinine.

Les gens du sultan, farouches comme autant d’animaux non domestiqués, ne veulent pas frayer avec les Vouauguana ; ils construisent leurs huttes, ils mangent, ils causent à l’écart, ayant conscience de leur infériorité. Je suis réduit à leur donner un chef pris dans leurs rangs et qui sera responsable de leur conduite. Le soin des chèvres leur est dévolu. Trois d’entre elles s’étant égarées, je me permets de soupçonner qu’on les a mises de côté en vue de quelque régal particulier. Le chef reçoit ordre d’en aller demander compte à ses subordonnés. Il nous revient, rossé d’importance pour s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas. L’insubordination est trop patente, trop audacieuse pour qu’on puisse la tolérer. Un des bergers, garrotté au préalable, comparaît devant mon tribunal. Ce fin matois se rejette sur ce qu’il ne peut répondre d’un vol commis par d’autres, ajoutant qu’il ne saurait reconnaître pour chef un homme que le sheik, par simple caprice, a désigné comme tel. Je le fais attacher pour la nuit à un arbre voisin, en lui laissant pressentir qu’il recevra, demain, une vigoureuse flagellation. Le rusé coquin change alors de langage : « Il m’est prouvé maintenant, dit-il, que notre chef a été nommé par vous ; cela suffit, je lui obéirai désormais. » Et à peine ces paroles prononcées, on voit accourir dans le camp les trois chèvres qui manquaient, — sans que personne, bien entendu, puisse dire d’où elles viennent.

7 octobre. Thumba-Lhéré. — Le chef de cette petite bourgade accepte, sans trop de réclamations, trois mètres de merkani et deux de kiniki, hongo médiocre sans doute, mais en rapport avec le peu d’importance de notre hôte. Les pagazi se mettent en grève. « Ils ne bougeront pas, disent-ils, si je ne leur donne chaque jour, en place de rations, un fundo, c’est-à-dire dix colliers de perles que Ladha leur a promis de ma part, à compter de la quatrième marche. » Pure invention pour mettre ma générosité à l’épreuve, car ni le sheik, ni moi, ni personne autre n’avons entendu parler d’un pareil contrat. J’ai accompli en revanche tous les rites du départ, gratifié le kirangozi d’une chèvre, ainsi que c’est l’usage, pour rendre le voyage heureux ; — j’ai pendu un dollar à son cou en signe d’investiture, — et je lui ai donné quatre mètres de merkani pour qu’il pût festoyer ses camarades. Après un échange de paroles assez dures les choses restent en l’état, selon la mode africaine.

8 octobre. Muhugué. — Les pagazi ont refusé de se mettre en route à l’heure fixée, pour nous forcer à subir leurs conditions. Nous avons pris les devants, suivis seulement de nos Vouanguana. Sur ce, les pagazi de crier comme un seul homme : « Le maître est parti, nous voilà responsables de son bien. Dépêchons-nous de le suivre, car, au fait, il est notre père. » Et tous ont hâté le pas pour nous rattraper. En longeant les bois et les cultures qui entourent Muhugué, nous remarquons la teinte rougeâtre du sol et les nombreuses excavations pratiquées par les chercheurs de copal. Rencontre d’une caravane qui porte à la côte une quantité de dents d’éléphant, à chacune desquelles on a suspendu des clochettes. Leur carillon sonore nous l’avait signalée de loin. Parmi les pagazi qui la composent,


    ou moins haute de carreaux mêlés de rouge et plus grands que ceux du milieu.