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mais d’une dimension de près d’un mètre carré ; dans un pays où les assiettes ne sont pas connues, où le linge de table est rare, ces pains-serviettes sont d’un usage fort commode. On a aussi, dans cette partie de l’ancienne Phrygie, l’habitude de manger le blé en grain, comme le riz. Devant chaque maison est un mortier de pierre grossièrement taillée, où on l’écrase à demi avant de le faire cuire.

Le 12, à deux heures, nous reprenons notre chemin.

Après une série de collines de formation calcaire, vient un plateau sillonné de profonds ravins dont les déchirures laissent voir des terrains où dominent l’argile, le grès marneux, le tuf volcanique. Ce plateau sert de trait d’union entre les grandes chaînes des monts Dindymènes[1] et du Temnus. Elles partent toutes deux de ce point pour se prolonger sur un même plan, l’une dans la direction de la Cappadoce, l’autre dans la direction de la mer Égée, divisant l’Asie Mineure en deux versants inclinés, au nord vers le Pont-Euxin et la Propontide, au midi et à l’ouest vers la Méditerranée. Nous pouvons apercevoir en ce moment les sources du Rhyndacus et de l’Hermus, dont les eaux, sorties de la même montagne, prennent leur cours vers des mers différentes.

Le soleil se couche derrière l’Ak-Dagh : vue magnifique.

À nos pieds, vers le sud, s’ouvre une étroite vallée entre des masses volcaniques ; là coule l’Hermus (Ghediz-Tchaï), là est assise la ville de Ghédiz (l’ancienne Cadi), dont les quinze cents maisons s’étagent sur les anfractuosités du rocher calciné.

Nous y pénétrons à la nuit, et la peinture que j’ai faite plus haut des périls d’une entrée nocturne dans les villes turques, donnera une faible idée des difficultés qu’il nous fallut braver pour descendre et remonter les deux pentes opposées de cette gorge, avec des chevaux épuisés, et par des ruelles dont aucun réaliste ne saurait faire une trop horrible peinture.

Du reste, beau konak, éminemment pittoresque ; medjlis nombreux, composés d’hommes superbes par l’ampleur de leurs costumes et la dignité de leur maintien, excellent accueil.

Le 13 au matin, je prends à la hâte une vue de Ghédiz, et nous partons un peu avant neuf heures avec des chevaux de poste. La vallée de l’Hermus est bien cultivée, mais nous la traversons seulement, et nous nous engageons aussitôt dans une région montueuse et boisée ; son aspect nous rappelle celui des versants de l’Olympe. Parfois, entre les arbres et les rochers, s’ouvrent des perspectives d’une grande beauté. Nous passons au bord d’un précipice d’où s’élèvent des tourbillons de flammes et de fumée : « Ce n’est rien, nous disent nos guides, c’est une forêt qui brûle. »

Le mudir d’Ouschak, prévenu de notre arrivée par un zaptié, vient au-devant de nous avec ses serviteurs, à une demi-heure de la ville, et se montre plein de courtoisie. Il nous conduit chez le Tchorbadgi grec, négociant très-intelligent, qui nous traite de la façon la plus hospitalière.

Ouschak a une véritable importance commerciale ; c’est un point intermédiaire entre la mer et les cantons agricoles de la Phrygie, et le territoire fertile qui entoure la ville fournit lui-même des produits variés ; aussi de nombreux convois de chameaux partent chaque semaine pour porter à Smyrne des grains, du tabac, de l’opium de la valonnée.

Ouschak : Entrée de la ville du côté des cimetières.

Ouschak possède en outre une industrie intéressante ; on y fabrique ces beaux tapis de moquette connus sous le nom de tapis de Smyrne. Huit cents métiers occupent

  1. Ces montagnes étaient célèbres dans l’antiquité à cause du culte qu’y recevait Cybèle ; celle-ci est appelée souvent par les poëtes la déesse Dindymène.