sez bon parti. Leur physionomie et leur mise donnent en effet lieu de supposer qu’ils jouissent d’un certain bien-être. Il est à remarquer, et c’est un phénomène curieux, que si, dans l’Anatolie, l’aspect général du pays indique un état de décadence et révèle l’absence presque complète des conditions économiques sous l’influence desquelles un peuple peut s’enrichir et prospérer, les particuliers, cependant, et spécialement les habitants de la campagne, ne semblent pas réduits à un état trop misérable. Il nous est rarement arrivé de rencontrer des mendiants.
Dans les villages où nous faisions halte, nous trouvions des vivres de bonne qualité qu’on nous offrait souvent avec un empressement touchant, et, si la plupart des maisons présentent une assez chétive apparence, les paysans sont, en général, bien vêtus. L’ampleur de leurs costumes, la variété des couleurs, la forme imposante des turbans qui couronnent leurs mâles visages, la gravité habituelle de leur maintien, communiquent à toute leur personne un caractère de dignité vraiment remarquable.
Trois causes peuvent expliquer cette aisance relative qu’on observe chez les habitants de l’Anatolie : le pays est vaste et naturellement fertile, la population clairsemée[1], ses besoins et ses exigences très-limités. Ces circonstances, sans favoriser le développement de la fortune publique et les progrès de la civilisation, assurent aux individus des moyens suffisants d’existence.
La plupart des peuples primitifs en sont là, et nos pères, au moyen âge, semblent avoir traversé une phase à peu près semblable.
Aussi, au retour d’un voyage dans l’intérieur de l’Anatolie, on peut se figurer assez clairement l’aspect qu’a dû présenter notre Europe il y a cinq cents ans ; ce qu’y était la culture des campagnes, la police des villes, l’état des voies de communication ; comment on y voyageait, comment s’y faisait le commerce, de quelle sécurité on s’y voyait assuré ; quelle devait y être la nature des relations sociales ; dans quelles limites, en un mot, on y pouvait user de ses facultés.
Quant à la physionomie morale, malgré d’énormes différences dérivant du génie et des institutions si dissemblables de l’Orient et de l’Occident, différences qui sont tout à l’avantage du moyen âge chrétien, il est encore facile de saisir quelques analogies. Les Turcs, pris en masse, possèdent la foi sous ses diverses formes, et cette sérénité d’âme, cette force de résignation, cette quiétude qui en découlent. La disposition religieuse de leur esprit se traduit au dehors, non-seulement par l’exactitude qu’ils apportent aux exercices de la prière, soit dans les mosquées, soit chez eux et jusqu’au milieu des champs où souvent on les trouve prosternés, mais aussi par des sentiments de respect et de confiance envers la divinité, dont leur langage porte la perpétuelle empreinte : Inch Allah (plaise à Dieu), Allah Kerim (Dieu est miséricordieux). Il n’y a pas une de leurs phrases ou ne se rencontrent ces locutions.
Ils vivent de peu et sont facilement heureux : contempler la belle nature, rêver en fumant leur tchibouk, humer quelques gouttes de café, de tous les plaisirs voilà ceux qu’ils apprécient le plus.
Ils ne connaissent guère le luxe ; mais, dans la disposition de leurs maisons, dans la forme du petit nombre d’ustensiles qui chez eux composent un mobilier, dans leur costume surtout, et dans l’ensemble de leurs habitudes, il y a un sentiment de l’art et une poésie naturelle presque inconnus aujourd’hui parmi nous.
Leur charité envers les malheureux, leur hospitalité, leur fidélité à remplir leurs engagements sont proverbiales.
J’en dirai autant de cette dignité, de ce respect de soi-même et des autres qui constituent peut-être le cachet le plus vraiment personnel de la race turque. Même parmi les gens du bas peuple, la colère se traduit rarement en rixes, en disputes, en injures. Kouzoum (mon agneau), djanem (mon âme), telles sont les épithètes dont ils se gratifient entre eux.
Toute règle, cependant, comporte des exceptions : à côté de ces expressions amicales, quelques locutions grossières prennent place dans leur vocabulaire ; ils les échangent parfois sans paraître se départir de leur immuable gravité ; et, sous prétexte que l’anathème prononcé par le prophète contre le vin ne saurait atteindre le raki[2], ils laissent chaque jour davantage la triste habitude de l’ivrognerie pénétrer chez eux.
Ajoutons que ces populations, fort étrangères encore à l’esprit révolutionnaire qui travaille l’Europe, sont en général douces et faciles à gouverner ; bien administré, le pays subirait assez promptement une heureuse transformation.
Mais il est temps de revenir aux habitants d’Aizani.
Ils pétrissent leur farine en lames minces, qu’ils font cuire sur des plaques de tôle rougie ; ils obtiennent ainsi des pains semblables en apparence à nos crêpes,
- ↑ Parmi les causes qui contribuent à entraver l’accroissement
de la population, il faut placer les charges du service militaire.
La conscription existe en Turquie. À défaut de registres de l’État civil (que du reste on paraît songer à établir en ce moment), le mudir de la casa, assisté de son medjlis, désigne les jeunes gens qui semblent arrivés à l’âge où on peut porter les armes. On les fait tirer au sort ; mais ceux pour qui la fortune se montre propice ne sont point affranchis à tout jamais du service ; cinq ans de suite ils doivent se présenter et courir les chances d’un nouveau tirage. À vingt-cinq ans seulement, si le sort les a favorisés cinq fois, ils peuvent enfin jouir de quelque sécurité.
La durée de la présence sous les drapeaux a été fixée à cinq ans ; il n’est pas rare cependant qu’une décision de l’autorité la prolonge arbitrairement ; le soldat reçoit enfin son congé ; mais il est inscrit sur les contrôles d’un bataillon de rédifs (réserve), où il demeure à la disposition de l’État jusque vers l’âge de cinquante-cinq ans. Ces bataillons sont composés des hommes du même district, qui restent ainsi habituellement dans leurs foyers ; toutefois ils sont essentiellement mobiles et peuvent, si les circonstances l’exigent, être envoyés aux extrémités de l’empire.
Une pareille organisation est évidemment la cause principale de la décadence de l’agriculture en Turquie et du dépérissement de la race dominante. Tant qu’elle n’aura pas été modifiée, il ne faudra pas regretter pour les rayas que la méfiance des Osmanlis continue à les écarter de l’armée en leur imposant un rachat forcé, et du reste peu onéreux.
On vient d’admettre un certain nombre de jeunes chrétiens dans l’école militaire ouverte depuis quelques années à Constantinople. Il y a là, sans doute, le symptôme d’une transformation prochaine.
- ↑ Eau-de-vie de grains.