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Nous n’acceptâmes point la proposition de nos hôtes, non dans la crainte qu’il se rencontrât un Adraste parmi eux, mais nous avions besoin de repos. Nous les dédommageâmes toutefois en leur fournissant de la poudre, et je dois ici leur demander pardon de les avoir un instant soupçonnés d’en vouloir user contre nous. En effet, vers neuf heures, nous croyions tous les habitants du village plongés dans le sommeil et nous venions nous mêmes de nous endormir, quand la porte de la mosquée s’ouvrit bruyamment, donnant passage à une troupe d’hommes dont quelques-uns portaient des torches. Réveillés en sursaut, nous allions sauter sur nos armes, mais nous vîmes la foule se prosterner, et aussitôt commença une plaintive psalmodie : nous n’avions près de nous, au lieu de brigands, que des villageois en prière.


VIII


Vallée du Rhyndacus, près d’Adriani. — Les Yourouks. — Konak d’Harmandjik. — Tombeaux phrygiens. — Taouchanli. — Arrivée à Aizani.

9 octobre. — Nous partons à sept heures. Renonçant à visiter Adriani que nous avons dépassé et dont les ruines offrent d’ailleurs peu d’intérêt, nous invitons notre guide à se diriger vers Harmandjick, où nous comptons coucher.

Après avoir chevauché comme la veille à travers un pays montueux et ombragé, nous sortons des bois vers midi. Une large vallée s’ouvre devant nous ; à nos pieds coule le Rhyndacus au milieu de champs cultivés ; à gauche l’escarpement méridional de l’Olympe nous apparaît comme une gigantesque muraille de marbre blanc. Tout en contemplant ce tableau, nous entrons dans un bourg de cent maisons nommé Oranna, et nous mettons pied à terre auprès d’une fontaine. La population nous entoure bientôt : des paysans de bonne mine, bien vêtus, et qui s’empressent de nous apporter des œufs et du raisin.

De l’autre côté de la vallée, nous trouvons des collines couvertes de blocs granitiques comme le plateau supérieur de l’Olympe. Parmi ces rochers poussent des chênes à feuilles longues et profondément laciniées (Quercus Ægylops), variété propre à l’Orient, et dont le fruit, de très grosse dimension, est contenu dans un calice peluché semblable à un paquet de laine. Ces glands servent à la préparation du cuir ; on les connaît dans le commerce sous le nom de vallonée ou gallon du Levant. Le chêne à vallonée couvre de grandes étendues en Asie Mineure, où il est considéré comme l’une des richesses du pays.

Nous entrons de nouveau dans les montagnes et les forêts, et nous traversons un campement de yourouks[1].

Depuis six siècles que les Turcs ont quitté les steppes de la Tartarie, quelques-unes de leurs tribus, les plus nobles dit-on[2], n’ont pas encore voulu renoncer à la vie errante, et c’est un fait curieux que la coexistence au sein de mêmes contrées, d’une population sédentaire et d’une population nomade.

Les Turcomans habitent particulièrement la partie méridionale de l’Anatolie aux environs du Taurus ; ils ont des villages, cultivent la terre et conduisent leurs troupeaux dans les montagnes pendant la saison d’été seulement. Quant aux yourouks, ils n’ont point d’autres abris que leurs tentes de poil de chèvre, et ne se fixent pas longtemps dans le même lieu ; ils sont répandus entre le Tmolus et la mer Noire ; le mont Olympe est comme leur quartier général et le centre autour duquel ils gravitent.

En été, ils se tiennent sur les hauteurs, et, tandis que leurs chameaux, leurs bœufs, leurs moutons et leurs chèvres errent à travers les pâturages et les bois, ils s’occupent à exploiter les pins, qu’ils descendent comme ils peuvent jusqu’au fond des vallées ; ils les coupent à un mètre du sol, pour recueillir la résine qui monte à la surface de la souche, et brûlent le plus souvent les arbres qu’ils n’ont pu abattre, afin d’étendre les limites des surfaces gazonnées qui fournissent la nourriture de leurs troupeaux. Quand vient l’hiver, ils descendent dans les vallées et s’y livrent à quelques industries, spécialement à la fabrication des tapis communs (kilims).

Ils sont divisés en assirets, composés de cent, deux cents et quelquefois de mille familles. À la tête de chacun des assirets, dont le nombre est, dit-on, de trente-six, se trouve un bey, chef tout-puissant qui gouverne la tribu et la représente dans ses relations avec la Porte. Cet état de choses présente un dernier vestige de l’ancienne organisation féodale qu’a détruite le sultan Mahmoud. On s’efforce, à Constantinople, de régulariser peu à peu la situation des yourouks et de les assimiler le plus possible aux autres sujets du sultan ; c’est ainsi qu’on est parvenu, non sans peine, à leur appliquer la loi du recrutement. Chaque assiret est taxé à une redevance annuelle qui représente à la fois l’impôt et l’indemnité due au trésor pour les droits d’usage dont le domaine public est grevé à leur profit.

Les mœurs des yourouks sont patriarcales, et les étrangers, pas plus que les habitants du pays, n’ont généralement rien à craindre de leur part ; mais, lorsqu’ils ont à se reprocher quelque méfait, ils ne souffrent pas volontiers qu’un autre que leur bey en fasse justice.

Un négociant grec m’a raconté qu’il fut, il y a peu d’années, surpris par des malfaiteurs qui l’environnèrent à l’improviste et lui enlevèrent une forte somme d’argent. Quelques jours après, il reconnaît, au marché ses agresseurs : ce sont des yourouks, il les désigne au mudir qui, ne se souciant pas de les faire arrêter sur la place publique, les attire adroitement chez lui et les retient prisonniers. Grand tumulte dans la tribu. La nuit venue, le bey s’introduit dans la maison du négociant, lui demande quelle somme il a perdue et promet de la lui restituer dès le lendemain, le menaçant en même temps d’une éclatante vengeance, s’il n’obtient pas la liberté des inculpés. Le négociant ne ménagea pas ses

  1. Ce mot signifie nomades.
  2. La famille turque se rattache à deux souches principales, la tribu du Mouton noir et la tribu du Mouton blanc. Les Ottomans tirent leur origine de celle-ci, les Seljoucides descendaient de la première, à laquelle les nomades prétendent se rattacher aussi.