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Rhyndacus, au midi de l’Olympe ; puis, du côté du nord, établit son armée dans la fertile vallée du Nilufer entre Brousse et la mer. Il passa là dix années, attendant patiemment que la place fût réduite par la famine. Les Turcs, habitués à une existence nomade, s’inquiétaient peu de vivre ainsi sous la tente au milieu de ces campagnes où leurs troupeaux trouvaient une nourriture abondante.

On en vint cependant aux mains plus d’une fois durant ce siége mémorable, digne pendant du siége de Troie, et que les annalistes ottomans se plaisent à entourer de circonstances merveilleuses.

Aux solitaires qui, dès les premiers siècles du christianisme, avaient choisi pour lieu de retraite les forêts et les grottes de l’Olympe, les santons musulmans venaient de succéder[1]. Le plus célèbre d’entre eux, Gueukli-Baba (le père des cerfs), est le héros de bien des légendes. Les animaux sauvages, parmi lesquels il vivait, obéissaient à ses ordres, et, quand la garnison de Brousse opérait une sortie contre les Turcs, on le voyait tout à coup paraître aux côtés d’Orkan, monté sur un cerf et brandissant un sabre gigantesque.

Le gouverneur de la place tenait bon cependant, et semblait déterminé à opposer aux assiégeants une résistance vigoureuse, lorsque l’empereur Andronic lui envoya l’ordre de capituler. Il avait réservé pour les habitants le droit de se retirer ; mais ils demeurèrent presque tous dans la ville ; ayant à choisir un maître, l’empereur de Byzance ne leur semblait pas valoir mieux que le sultan des Turcs.

Osman était sur son lit de mort quand il apprit la reddition de Brousse (1326). Il y fit son entrée dans un cercueil, et le premier sultan des Ottomans eut pour lieu de sépulture la chapelle même du château, aussitôt transformée en mosquée.

Orkan lui succéda, et Brousse devint la capitale du nouvel empire ; lui et ses successeurs se plurent à l’enrichir de monuments ; mais un siècle ne s’était pas écoulé que cette splendeur naissante allait subir l’atteinte de désastres terribles.

Tamerlan, vainqueur de Bayézid à Angora, la livra au pillage et à l’incendie (1402) ; puis les guerres intestines y portèrent la désolation. Brousse connut enfin des jours plus heureux, et, depuis le milieu du quinzième siècle, ne fut plus exposée aux horreurs des combats ; mais, dépouillée de son titre de capitale au profit de Constantinople[2], elle a perdu peu à peu son importance primitive ; elle a toujours cependant aux yeux des Turcs un caractère sacré.

Quel lieu, en effet, après la Mecque, serait plus digne de leur respect ! Là repose la dépouille mortelle de leurs premiers sultans, de leurs plus braves guerriers, de derviches et de santons rangés parmi les saints de l’islamisme. On y compte près de six cents tombeaux de princes et d’hommes illustres et, dit-on, un nombre de mosquées, de mesjids, de turbès, de tékiés[3], égal à celui des jours de l’année.

La plupart de ces monuments datent du quinzième siècle ; beaucoup sont dégradés, plusieurs tombent en ruine, mais ils contribuent toujours par leur multitude et leur variété à donner à Brousse une physionomie majestueuse.

Avant de citer les plus remarquables de ces édifices, il faut peindre en quelques mots l’aspect général de la ville.

Elle couvre, sur une longueur d’une lieue, une série de mamelons adossés au mont Olympe ; le plus élevé, ceint d’épaisses murailles et flanqué de tours carrées, porte la ville proprement dite, la ville ancienne, la citadelle. Tout le reste n’est pour ainsi dire qu’une suite de faubourgs. Mais à Brousse, comme dans beaucoup d’autres places de guerre transformées en riches capitales, l’accessoire est devenu le principal. L’enceinte resserrée de l’hissar[4] ne renferme qu’un petit nombre de rues étroites où les Turcs de la vieille roche se tiennent confinés comme dans une arche sainte. Un peu en dessous, s’épanouit, libre d’entraves, la ville moderne dont la surface ondulée n’est circonscrite que par un rideau de verdure.

Pour étudier les monuments de Brousse suivant l’ordre chronologique, on doit se diriger d’abord vers la ville haute, le hissar, qui contient les plus vieilles constructions. Si on y pénètre par la porte du sud-ouest, on voit, à côté de cette porte, quelques portions de murailles formées de gros blocs de travertin taillés et superposés sans mortier ; c’est un débris de l’enceinte bithynienne, le reste des murs date du Bas-Empire. Tous les autres édifices appartiennent à l’époque musulmane.

Au sommet de l’hissar, se dressaient les deux plus anciennes mosquées : le Daoud-monastir (monastère de David), avec les tombeaux d’Osman et d’Orkan, et celle du sultan Mourad I, à laquelle un vaste médressé était annexé. Le tremblement de terre de 1856 les a renversées[5], mêlant leurs débris aux ruines du palais ; le vaste emplacement jadis occupé par ces édifices n’offre plus aux regards que des pans de murailles, des coupoles sillonnées de crevasses, des minarets inclinés. Cependant les étudiants qu’abritait le médressé n’ont pas voulu abandonner ce pieux asile ; on les voit encore, assis sur les monceaux de décombres qui obstruent l’entrée de leurs cellules, chercher dans le Coran des leçons de résignation.

Mais le monument dont Brousse se montre fière avant tout, est l’Oulou-djami (la grande mosquée), l’un des plus vastes édifices religieux de l’Orient. Sa construction, commencée par Mourad Ier, ne fut terminée que sous Mohammed Ier. Elle présente un quadrilatère d’environ cent mètres de côté, partagé intérieurement par

  1. De là le nom que les Turcs donnent aujourd’hui encore à l’olympe (Kechich-Dagh, mont des Moines).
  2. Dans l’énoncé des possessions du padischah, Brousse n’occupe aujourd’hui que le troisième rang, après Constantinople et Andrinople.
  3. Mesjid (oratoire), turbé (chapelle sépulcrale), tékié (couvent).
  4. Hissar (ville forte, château).
  5. Le Daoud-Monastir vient d’être reconstruit et les tombeaux restaurés.