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premières attentions du kaïmakam. Avant le dîner il nous présente les membres de son medjlis parmi lesquels figure un vieillard presque centenaire. Les personnes qui atteignent l’extrême limite de la vie ne sont pas rares parmi les mille à quinze cents habitants de Yéni Scheher.

On y jouit d’un climat salubre ; le territoire de la Casa couvre le haut plateau compris entre les vallées de Nicée et de Brousse ; le sol est de bonne qualité, il produit du grain, du tabac, du sorgho ; mais, dans la saison où nous voyageons, le soleil a calciné la terre, elle ne porte aucune trace de végétation, les arbres seuls ont conservé l’éclat de leur verdure.

Nous quittons Yéni-Scheher le 30, à sept heures du matin, précédés de tous les zaptiés du kaïmakam ; à un quart de lieue de la ville, ils prennent congé de nous ; trois d’entre eux seulement restent pour former notre escorte.

Après avoir traversé la plaine pendant quelques heures, nous atteignons le revers méridional du plateau ; les cimes de l’Olympe s’offrent tout d’un coup à nos regards, qui plongent bientôt jusqu’à sa base, embrassant les lointaines perspectives de la belle vallée de Brousse.

Nous y descendons par un sentier rapide, et cheminons alors au milieu d’une riche végétation, plantations de mûriers, buissons épais, grandes herbes desséchées, entremêlés au hasard dans un fouillis sauvage. Parmi ces halliers apparaissent de loin en loin des champs cultivés ; les torrents y tracent de larges sillons, et les pierres désagrégées de quelque voie antique s’y dressent parfois comme un obstacle, là où les anciens maîtres du pays les avaient placées pour la commodité du voyageur.

Le sentier est longtemps ombragé par une futaie de châtaigniers séculaires ; sous cette voûte de verdure, nous rencontrons une noce : des joueurs de flûte et de tambourin marchent en avant ; la mariée et ses compagnes sont étendues sur les coussins d’un Araba[1] ; le mari suit à cheval, entouré de parents et d’amis, leur maintien est si, grave et la musique si lugubre qu’on croirait assister à une cérémonie funèbre.

Au coucher du soleil, après dix heures de marche, Brousse nous apparaît comme une guirlande de minarets et de coupoles suspendue aux flancs de l’Olympe. Il nous faut, avant d’y pénétrer, gravir une pente pierreuse ; et bientôt notre petite troupe s’engage dans les galeries obscures du Bazar, puis dans une suite de ruelles étroites et escarpées.

Traverser une ville à la nuit tombante, n’est pas le moins pénible des labeurs réservés au voyageur qui explore la Turquie. Point de lumières dans les rues, pas de boutiques pour projeter une lueur au dehors ; mille saillies hérissant les parois des maisons ; à terre des cailloux amoncelés irrégulièrement, des ruisseaux profonds, des chiens endormis. Les chevaux ne marchent plus, ils glissent, ils patinent avec fracas ; trébuchant sans cesse, se relevant presque toujours ;  : il faut s’abandonner à eux, recommander son âme à Dieu, comme fait le naufragé, et attendre que cette houle vivante, après vous avoir ballotté au milieu des récifs, vous dépose enfin à la porte de quelque konak ou caravansérail.

Ces angoisses, pour nous, se prolongèrent près d’une demi-heure, car l’hôtel de l’Olympe où nous devions descendre est situé dans un faubourg, et juste à l’opposé de celui qui regarde Yéni-Scheher.

Brousse et Smyrne sont, en Asie Mineure, les deux seules villes pourvues d’hôtels à l’usage des Européens.

Brousse est à cinq lieues seulement du petit port de Moudania[2] qu’un service de bateaux à vapeur relie à Constantinople. Tous ceux qui visitent la capitale des États Ottomans devraient faire cette excursion, et plusieurs voyageurs l’entreprennent chaque année. Les eaux thermales, l’industrie de la soie attirent d’ailleurs à Brousse bon nombre de négociants périotes et d’étrangers habitués à un logis confortable. Il ne faut donc point s’étonner d’y trouver une excellente hôtellerie ; pour notre part nous avons profité bien volontiers des ressources qu’elle nous offrait.

Quelles que soient les séductions de la couleur locale, quelque empressés qu’eussent été les mudirs du Kodja-Jli et du Chodavend-Kjar à nous entourer de soins hospitaliers, ce n’était pas sans plaisir que nous retrouvions pour un instant la liberté d’une chambre particulière, de vrais lits, tout le petit mobilier intime qui chez nous dépend nécessairement de la plus modeste installation et dont l’usage est inconnu dans l’Anatolie : des tables, des assiettes, des fourchettes, de l’eau et du linge à discrétion. Cette dernière satisfaction est celle peut-être dont l’absence nous avait été le plus sensible. En Turquie on recourt souvent aux ablutions, mais légèrement. Le matin, à l’heure ou nous devions faire notre toilette, la salle du konak était déjà envahie par les zaptiés, les fonctionnaires locaux et les curieux que divertissait l’importance donnée par nous à cette opération. Quand nous demandions de l’eau, un serviteur s’avançait, une aiguière à la main, une serviette à frange dorée sous le bras, se préparant à nous en verser quelques gouttes sur le bout des doigts ; et c’était avec peine qu’il consentait à se départir de ses fonctions et à nous abandonner, pour en user plus largement, sa provision de liquide.

Je reposais paisiblement depuis plusieurs heures lorsque, un peu après minuit, des cris et une vive lueur m’arrachèrent au sommeil. Je courus à la fenêtre ; une bande de forcenés s’avançait vers l’hôtel de l’Olympe brandissant des torches et proférant des clameurs.

Deux mois avant, la maison d’un chrétien avait été la proie des flammes à la suite d’un tumulte populaire ; le même sort nous était-il réservé ? Non, grâce au ciel ! car

  1. Charrette couverte, ornée de draperies et traînée par des bœufs ; sauf quelques rares exceptions dans les grandes villes, c’est le seul genre de carrosse usité en Turquie.
  2. On vient de terminer la construction d’une route carrossable entre Brousse et Guemlek ; celle de Moudania est presque achevée ; il faut savoir gré au gouvernement de cet effort tenté dans la voie du progrès.