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À quatre siècles de là, Nicée reçut encore dans ses murs trois cent soixante-dix-sept évêques, la plupart appartenant à l’Église d’Orient, et les légats du pape Adrien, pour régler un différend qui n’avait pas moins agité le monde que les discussions soulevées par l’arianisme. Ce concile, le septième œcuménique, définit la doctrine de l’Église relativement au culte des images.

Mais à ces souvenirs de grandeur paisible viennent se mêler, pour la cité dont nous visitons les ruines, le retentissement de luttes terribles. Ce sont d’abord les premières incursions des kalifes arabes, dont les efforts se brisent contre ses murailles ; puis, à la fin du onzième siècle, l’agression victorieuse des Turcs Seljoucides qui l’enlèvent aux empereurs de Byzance, pour en faire la place d’armes d’où ils étendent leurs conquêtes jusqu’aux rivages de la Propontide.

Bientôt vont paraître les guerriers de l’Occident, des peuples entiers s’ébranlant pour délivrer le tombeau du Christ et tarir dans sa source le flot envahissant de l’islamisme. Soixante ans avant que la guerre sainte ne soit prêchée, un des hauts barons du royaume de France, le duc de Normandie, Robert le Diable, veut couronner sa vie agitée par le pèlerinage de Jérusalem. Il revient à travers l’Asie Mineure, et trouve à Nicée une mort entourée de circonstances mystérieuses.

Les premiers croisés, bandes indisciplinées que guident Pierre l’Ermite et Gauthier Sans-Avoir, viennent, en 1096, au nombre de trois cent mille, débarquer à Guemlek, l’ancienne Cius, que les historiens contemporains appellent Civitot. C’est le point où le lac Ascanius décharge dans la mer le trop-plein de ses eaux. Ils s’avancent vers Nicée ; le sultan les rencontre sur la rive droite du lac, près du village moderne de Bazardjyk, et en fait un horrible carnage.

La grande armée commandée par Godefroi de Bouillon, Bohémond, prince de Tarente et son neveu Tancrède, le duc de Normandie, les comtes de Vermandois, de Flandres, de Blois et de Toulouse, cinq cent mille fantassins et cent mille cavaliers appartenant à dix-neuf nations de langues différentes, arrive devant Nicée l’année suivante (1097).

Elle n’avait pas rencontré d’ennemis depuis Nicomédie. Longeant la côte, puis franchissant la chaîne de l’Arganthon (Katerli-Dagh), elle traversa à grand’peine un pays, dit le chroniqueur[1], tout à fait impraticable par les obstacles que présentaient les sommets des montagnes et le creux des vallées. Quatre mille hommes armés de haches avaient précédé l’armée pour lui frayer un passage qu’ils marquaient en plantant des croix de loin en loin.

Au commencement du mois de mai, les croisés établirent leurs tentes dans la vallée où est située Nicée. La première, mais non la moins terrible des luttes qui marquèrent cette héroïque expédition, allait s’engager aussitôt.

Non loin de là, sous les murailles illustres de Troie, il ne s’était pas jadis accompli en dix ans plus d’exploits que Nicée n’en vit se produire pendant les sept semaines que dura le siége.

Je résiste avec peine au désir de transcrire les relations que nous en ont laissées les historiens contemporains : Albert d’Aix, Guibert de Nogent, Robert le Moine, Guillaume de Tyr. Quand on visite Nicée ou que l’on s’y transporte simplement par l’imagination, il faut la voir à travers ce prisme des souvenirs, faire revivre sur chacun des points de son territoire les scènes émouvantes si bien racontées par nos vieux annalistes.

Ici, le combat sanglant que le sultan Soliman-Kilig-Arslan, sorti des défilés de l’olympe, d’où il épiait les mouvements des assiégeants, livra au comte de Toulouse, au moment où il installait ses tentes en face de la porte du midi[2] ; les musulmans y perdirent quatre mille des leurs et regagnèrent les montagnes en désordre. Le plus chevaleresque des croisés, Tancrède, dont le chantre de la Jérusalem délivrée a trop dénaturé la véritable physionomie, fit, dans cette journée, des prodiges de valeur[3] ;

Là, Godefroi de Bouillon, s’avançant lui-même au pied des murailles, saisissant une fronde et, comme David, envoyant la mort à un Sarrasin d’une stature colossale qui, du haut des remparts, insultait les assiégeants[4] ;

De tous côtés, des balistes, des tours en charpente serrant de près, heurtant, ébranlant les murailles qui se relèvent aussitôt ; portant à la hauteur des créneaux d’intrépides combattants, puis s’écroulant, le plus souvent, consumées par des matières inflammables, écrasées sous le poids des rochers que les soldats de Soliman font pleuvoir sans relâche ; jusqu’au jour où un ingénieur lombard construit un abri capable de résister à toutes les atteintes, sape le mur par sa base et pratique une brèche qui enlève aux assiégés l’espoir de résister plus longtemps.

En même temps les croisés, grâce à des efforts surhumains, ont, en une nuit, fait franchir par terre l’espace de plusieurs milles à de grosses barques, et les ont transportées du port de Civitot jusqu’au lac de Nicée ; le matin les habitants de la ville se sont vus bloqués par cette flottille du côté où leurs communications avec le dehors étaient restées libres jusque-là, et la princesse, femme de Soliman, fuyant dans un canot, est tombée entre les mains de leurs ennemis. Ils n’ont plus d’autre ressource que de capituler. Mais alors, comme cela s’est vu plus d’une fois dans l’histoire, ce que le courage a su conquérir la ruse le détourne à son profit.

L’empereur Alexis avait envoyé un faible détachement de Grecs auxiliaires à Godefroi de Bouillon, moins sans doute pour le seconder que pour saisir quelques occasions de servir sa propre politique.

Le chef de cette troupe, appelé Butumitès par les Grecs, et que les historiens des croisades nomment Tatin[5], pénétra secrètement dans la place et persuada aux habi-

  1. Robert le Moine.
  2. Aujourd’hui la porte de Yeni-Scher.
  3. Raoul de Caen : Faits et gestes du prince Tancrède.
  4. Guillaume de Tyr : Histoire des faits et gestes dans les régions d’outre-mer.
  5. « … Tatin est à leur tête ; Tatin, le seul des princes grecs qui