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tres, cinq bas-reliefs représentent des sujets de la vie de la Vierge. Une guirlande de feuillage sépare le haut des fenêtres du toit, et dans l’intervalle, entre l’arc des fenêtres et les clochetons, d’autres anges déploient des banderoles. Toute cette composition amusante, qu’on croit dater de 1318, est d’un art vraiment exquis. Mais voici bien une autre surprise ! Est-il vrai ? C’est là, dans cette loge vitrée, que vers 1512, Melchior Pfintzing, prévôt de Saint-Sebald, écrivait le Theuerdank !

Ô brave Theuerdank, et toi, mystérieux chevalier de la roue, vous avais-je donc oubliés ?

À ce moment, qui m’aurait rencontré sur cette place étrangère aurait pu me croire transformé en statue. Les cent dix-huit gravures du poëme de Melchior Pfintzing passaient comme les scènes d’un drame derrière ces vitraux coloriés, et j’y voyais se dérouler en mon imagination toute la belle Histoire des aventures et actions périlleuses du fameux héros et chevalier Theuerdank [1].

Quel est ce vieillard couronné ? C’est le roi Romreich (riche en gloire). Sa fin approche. Les nobles de sa cour viennent au pied de son trône et lui disent : « Seigneur, tu n’as pas de fils. Donne à ta fille, à la belle Erenreich (riche en honneur), un époux jeune et vaillant qui, après ta mort, soit son soutien et protége le royaume contre ses ennemis. »

Le roi, ému de ces sages conseils, fait choix du seul prince vivant digne de porter après lui sa couronne, le chevalier Theuerdank (aux nobles pensées), qui, en ce temps-là, remplissait l’univers du bruit de ses exploits.

Cela fait, le vieux roi meurt dans son jardin. (Je le vois encore, le pauvre homme, couché parmi les fleurs.)

La belle Erenreich, en fille obéissante, envoie sans délai un messager à Theuerdank. Mais on verra plus loin qu’elle n’était pas aussi pressée que d’abord elle paraissait l’être.

Le chevalier, qui n’est pas un fils moins soumis, prie son père de lui donner son consentement, ses conseils, puis part à cheval avec son fidèle compagnon Ernhold (héraut de renommée, témoin ou gardien d’honneur).

Rien n’est charmant comme de voir ces deux beaux jeunes gens chevaucher ensemble à travers les vallées, les monts, les fleuves, les villes du nord. À l’âge où tout homme est naïf et poëte, j’ai passé bien des heures à les suivre.

Theuerdank, armé de pied en cap, est fier, confiant, impétueux : c’est Thésée, jaloux d’Hercule, en quête de luttes et de gloire.

Ernhold n’est pas un guerrier. Nul casque ne pèse sur sa tête. Sa main, au lieu de lance ou d’épée, porte une légère baguette que couronne une fleur. Au milieu de sa poitrine est dessinée une roue montée sur une tige à trois pieds (cette tige alourdit un peu le symbole : un artiste italien l’eût supprimée). Ernhold est rêveur, muet, n’agit pas : à cheval ou à pied, il est toujours là, près de Theuerdank, ses regards fixés sur lui. Theuerdank ne paraît soupçonner sa présence qu’à de rares instants.

Ernhold produit l’effet du fantôme de la solitude dans la Nuit d’août.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
    Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
    Que tu sois mon mauvais destin !
Ton doux sourire a trop de patience,
    Tes larmes ont trop de pitié,
Ta douleur même est sœur de ma souffrance
    Elle ressemble à l’amitié.

La route que suivent les deux jeunes gens est longue, semée d’aventures extraordinaires et de périls. Les événements sont sinon parfaitement conformes à l’histoire, du moins possibles, et ils ne sont ni d’Athènes ni du royaume d’Utopie, mais bien Allemands. Le poëte a dédaigné de faire aucun emprunt aux âges héroïques : il est le naïf historien d’un héros de sa génération et de son pays.

À la cour d’Erenreich, quelques seigneurs ambitieux se sont irrités à la pensée d’avoir pour maître un prince étranger. Ils ont conspiré contre Theuerdank et juré sa mort.

Trois capitaines vont à la rencontre du chevalier. Le premier s’appelle Furwittig (téméraire), le deuxième, Unfalo (événements fâcheux), le troisième, Neidelhard (cœur envieux).

Furwittig (on reconnaît ce capitaine à son gros bonnet de fourrure) flatte et excite perfidement le penchant de Theuerdank pour les entreprises hasardeuses. Il l’entraîne dans des chasses imprudentes, au bord des torrents, sur les pentes abruptes des montagnes, contre le lion, le sanglier, le cerf ou le chamois. Il essaye de le

  1. En Allemagne, on désigne ce poème seulement par le mot Theuerdanck. Le titre est : Die Geuerlicheiten und eins teils der Geschichten des loblichen streitbaren und hochberumbten Helds und Ritters Tewrdannckhs (Histoire des hauts faits d’armes et de quelques aventures et actions périlleuses du fameux héros et chevalier Tewrdannck).

    Le volume est de format in-folio. Le texte est composé avec des caractères mobiles, gravés ou fondus exprès, et qui figurent une belle écriture allemande. Cette sorte de caractère est connue dans les imprimeries d’au delà du Rhin sous le nom même du poëme.

    Les gravures sur bois, au nombre de cent dix-huit, ont été exécutées par Hans Schäuffelein et ses élèves, ou d’après ses dessins, par Jost von Negker, etc.

    L’épître dédicatoire de la première édition porte la date du 1er  mars 1517.

    Jean Franco a traduit ce poëme en prose française avec le titre : Les dangiers, rencontres et, en partie, les aventures du digne très-renommé et valeureux chier merciant (cari gratias) ; » mais le mot Theuerdanck, dans l’intention de l’auteur, signifie : « qui a de hautes pensées, l’esprit porté aux choses difficiles et aux grandes actions. »

    Melchior Pfintzing, issu d’une des plus nobles familles nurembergeoises, dont une branche était également illustre en Silésie, naquit en 1481 ; son père était sénateur et édile. L’empereur Maximilien lui confia des missions importantes. De 1512 à 1531, il fut prévôt de Saint-Sebald, mais sans cesser pendant cet intervalle d’accompagner Maximilien comme conseiller ou de le servir dans diverses négociations. Il mourut à Mayence en 1535.

    Les exemplaires du Theuerdank que possèdent la bibliothèque de la rue Richelieu et celle de Besançon sont dans un très-bel état de conservation.