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Ce sol classique a été le champ de bataille des luttes colossales engagées entre l’Orient et l’Occident, et qui marquent les grandes époques de l’histoire.

Puis, quand la lumière du christianisme vient à luire sur le monde, cette terre, séjour favori des dieux de l’Olympe, en reçoit un nouvel éclat. Saint Paul et saint Barnabé y prêchent l’Évangile et la parcourent plusieurs fois en tous sens. L’apôtre saint Jean occupe le siége d’Éphèse où la sainte Vierge habite quelque temps près de lui ; et l’ange de l’Apocalypse proclame les hautes destinées des sept églises d’Asie.

Le dernier des persécuteurs, Dioclétien, dépouille à Nicomédie la pourpre impériale, et non loin de là, Constantin vient rendre son âme à Dieu.

Le premier concile œcuménique se tient à Nicée ; Éphèse, Chalcédoine, reçoivent à leur tour les Pères de l’Église. Mais bientôt, sur les ruines des temples grecs, sur les ruines des églises chrétiennes, de nouveaux envahisseurs plantent l’étendard de Mahomet.

Pour qu’aucun peuple de la terre ne reste étranger à ces contrées, pour qu’aucune illustration ne leur fasse défaut, la haine du croissant y conduit nos pères, les armées des croisés les traversent à plusieurs reprises ; on y voit Pierre l’Ermite, Godefroy de Bouillon, Louis le Jeune, Frédéric Barberousse.

L’extrême Asie, représentée par Tamerlan, vient à son tour à ce rendez-vous des nations. Non, il n’y a pas sous le soleil un autre pays qui ait une pareille histoire. Le charme des souvenirs devrait donc y appeler les voyageurs, alors même que, dans l’ordre des beautés naturelles, rien ne s’offrirait à leur admiration. Mais il n’en est pas ainsi ; ses montagnes avec leurs épaisses forêts, ses fleuves, ses lacs, au bord desquels gisent les ruines de cités illustres, ses côtes que découpe en mille festons la plus poétique des mers, donnent aux sites de l’Asie Mineure un cachet de grandeur digne de ses hautes destinées.

Tel est le pays que j’ai trop rapidement parcouru. Sans en avoir visité toutes les parties, j’ai pu suivre un itinéraire qui touchait aux points principaux, et saisir ainsi les traits les plus remarquables de sa physionomie. Je ne saurais prétendre à écrire sur l’Asie Mineure un livre complet ; je dirai seulement ce que j’ai vu, et dans l’ordre où je l’ai vu. C”est un simple journal de voyage que je vais transcrire ici.

Le 24 septembre 1862, à la chute du jour, je double la pointe du Sérail sur l’Ajaccio, aviso à vapeur, en station dans le Bosphore. M. de Vernouillet, secrétaire d’ambassade à Constantinople, attaché précédemment à la mission de Chine, et habitué de longue date aux explorations aventureuses, a bien voulu se joindre à moi pour visiter l’Asie Mineure.

Un domestique français et un drogman grec nous accompagnent ; ce dernier doit remplir au besoin les fonctions de pourvoyeur et même de cuisinier. Nos bagages sont renfermés dans quatre cantines sur lesquelles sont roulés des lits de camp.

Nous avons négligé de nous munir de tentes. Nous devons chaque soir rencontrer quelque lieu habité, et le firman du sultan nous donne lieu de compter partout sur un bon accueil.

Cette pièce, comme spécimen du style de la chancellerie ottomane et des coutumes orientales, mérite d’être reproduite ici.

En tête est le thougra impérial, ce signe vénéré, dont les lignes, contournées en arabesques bizarres, représentent dit-on l’empreinte des cinq doigts que les premiers sultans apposaient au bas des actes, et que Mahomet II imprima, tout humides de sang, sur l’une des colonnes de Sainte-Sophie.

Nicomédie (Izznid), vue de la mer (voy. p. 228).

Ces arabesques encadrent le nom du souverain :

LE SULTAN FILS DE SULTAN
ABDUL AZIZ KHAN
FILS DE SULTAN MAHMOUD KHAN

« Gloire aux oulémas, érudits, cadis et muftis des districts qui se rencontrent sur la route de Brousse à Kioutaiah et à Smyrne (que le Très-Haut augmente leur science !).


« Gloire à leurs semblables et à leurs égaux, mudirs des districts et membres des medjlis (que leur autorité s’affermisse !).

« À la réception de ce signe élevé et impérial, sachez que :

Il a été annoncé que M. le comte de Moustier, l’un des beïzadés[1] du glorieux pays de France, et M. de Vernouillet, l’un des secrétaires de l’ambassade, désiraient se rendre pour se distraire de Constantinople à Brousse, à Kioutaiah, Smyrne et dans les environs.

« En conséquence, vous, cadis, muftis et autres susnommés, quand les beïzadés de Moustier et de Vernouillet entreront sur le territoire de qui que ce soit d’entre vous, vous aurez pour eux tous les égards qui leur sont dus, vous leur ferez donner tout ce qui leur sera nécessaire pour leur nourriture, et préparer les chevaux dont ils auront besoin.

« Et, les faisant accompagner par le nombre nécessaire de zaptiés, vous veillerez à ce qu’ils voyagent en toute sécurité, et vous mettrez tous vos soins à ce qu’ils ne soient troublés ou dérangés en quoi que ce soit.

« C’est à cet effet que ce firman est émané ; agissez

  1. Titre de courtoisie, qui signifie proprement : « Issu d’une famille de Beys. »