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les cosses renfermaient de jolis haricots tachetés de rose et de brun. Il avait rempli son mouchoir des susdits légumes, les avait écossés et le soir venu il les avait fait accommoder par l’esclave malgache qui lui servait de cuisinier. Malheureusement le pauvre monsieur en croyant mettre la main sur une variété de haricots d’Espagne ou de flageolets du Pérou, était tombé sur des phaséoles vénéneux qu’il se vit contraint de rendre un moment après les avoir absorbés. Le cuisinier qui avait mangé le reste de ces haricots et le marmiton, un jeune Indien Apinagé, qui avait léché la casserole, éprouvaient les mêmes tranchées que leur maître et quoique d’une nature inférieure à la sienne, les traduisaient absolument de la même façon. De là, ce trio de plaintes et d’évacuations qui nous avait si fort alarmés. Cet empoisonnement n’eut d’autres suites que de rendre désormais le chef de la commission française très-circonspect à l’endroit des gousses, des baies et des siliques qu’il ne connaissait pas. Pour éterniser le souvenir de cet événement qui eût pu priver l’Institut de France d’un de ses futurs membres, je donnai sur ma carte au site d’Isiapiniari, où il avait eu lieu, le nom plus expressif de Playa del Vomito, — la plage du Vomissement. — Un sommeil bienfaisant calma l’irritation gastrique du comte de la Blanche-Épine, dont les yeux un peu caves le lendemain, témoignaient seuls de l’effroyable lutte que son estomac avait eu à soutenir contre les haricots sylvestres.

Le quatrième jour de voyage nous atteignîmes sur les cinq heures un endroit appelé Sipa, où pour la première fois nous vîmes une véritable habitation d’Indiens Chontaquiros. Jusqu’alors nous n’avions relevé sur le territoire de ces indigènes que de méchants abris construits à la hâte, à demi effondrés par la pluie et si desséchés par le soleil, que l’approche d’une lentille eût suffi pour les enflammer. L’habitation que nous avions sous les yeux se composait de deux plans inclinés, se joignant au sommet de façon à figurer un angle de 45°. Cet ajoupa, wigwam, carbet ou hangar, selon qu’on voudra l’appeler, était grand ouvert à l’est et à l’ouest et fort peu clos du côté du nord et du sud, dont les vents pouvaient balayer son enceinte, grâce à l’intervalle qui séparait du sol les parois latérales de sa toiture, posées sur une rangée de piliers. Cette toiture, renforcée par des bambous et des perches faisant l’office de poutres et de chevrons, était fabriquée avec des folioles de palmier et d’une façon assez singulière pour que nous croyions devoir l’expliquer. Deux pétioles de palmier pourvus de leurs folioles et fendus longitudinalement, avaient d’abord été placés côte à côte et horizontalement ; puis les quatre rangées de folioles y adhérant avaient été nattées ensuite, deux au-dessus de ces pétioles, deux au-dessous, et formaient comme une trame de quelque dix pouces de large, au delà de laquelle recommençait la même combinaison de pétioles transversaux et de folioles tressées. L’ensemble de ce travail rappelait un peu la disposition géométrique de ces planchers que les parqueteurs appellent point de Hongrie, bien qu’elle ne reproduise qu’imparfaitement le tissu ou réseau de la dentelle de ce nom.

Plus tard, il nous fut donné de voir bien des maisons d’Indiens et bien des genres de toitures[1], mais aucune ne nous parut réunir à un si haut degré que celle de Sipa, les conditions de solidité, d’élégance et de sveltesse[2]. Malgré des proportions quasi monumentales, car sa hauteur était d’environ quarante pieds, sa largeur de cinquante, sa profondeur de vingt-cinq, elle paraissait à distance si frêle et si légère qu’on l’eût crue hors d’état de résister au souffle d’une forte brise. Néanmoins depuis dix ans qu’elle était construite, elle défiait les rudes tempêtes de l’équinoxe et les coups de vent qui courbent et brisent les arbres centenaires de la forêt.

Derrière cette demeure édifiée à vingt pas du rivage et sur un talus assez élevé, pour que les débordements de la rivière ne pussent l’atteindre, s’étendait une plantation de papayers, de cannes à sucre, de coton, de tabac et de rocou[3]. Une franche hospitalité nous fut offerte sous ce toit de Sipa, ou vivaient en commun trois familles de Chontaquiros, comprenant une vingtaine de personnes. Avant de nous demander qui nous étions, d’où nous venions, ou nous allions, on nous fit asseoir sur des nattes et on nous servit dans une terrine à deux anses de la viande de pécari cuite avec des bananes vertes. Un coup d’œil d’amateur donné à ce ragoût me suffit pour juger que plus d’une bouche indigène avait dû barboter à même[4]. Nos compagnons à qui je communiquai ma remarque furent du même avis que moi ;

  1. Nous donnerons à l’article Missions de l’Ucayali un dessin spécimen de ces différents genres de toiture.
  2. Ce mode élégant de construction n’est pas usité seulement chez les Chontaquiros de l’Amérique du Sud. On le retrouve, et avec un degré de supériorité incontestable, chez les nations de l’océanie. Les naturels du Havre-Dorey, de l’île Masmapi, de Touga-Tabou, de Bea, de Viti, etc., ont, avec des demeures semblables, quelques tombeaux de leurs chefs, bâtis dans l’appareil cyclopéen et isodomon. Les icones de ces peuples et les dessins de leurs tatouages rappellent le style indo-mexicain, et, à en juger par les simulacres placés au-dessus de leurs principales demeures et par la décoration ityphallique de la maison sacrée, à Dorey, le culte mystérieux du lingam est encore en honneur chez eux.
  3. Quand nous parlons des plantations de ces naturels, le lecteur voit peut-être en idée, de grands espaces défrichés et de vastes cultures ; il est de notre devoir de le désabuser à cet égard. Les plantations de ces indigènes, quelle que soit la nation ou la tribu à laquelle ils appartiennent, ne comptent guère en étendue qu’une cinquantaine de pieds carrés, et se composent de cinq à six papayers, de quinze à vingt bananiers, d’une trentaine de cannes à sucre, de deux ou trois cotonniers, de quelques plants de tabac, etc., etc.
  4. Les Chontaquiros, comme les Antis, comme tous les Indiens, lorsqu’ils mangent en commun et à même la marmite, prennent tel ou tel morceau qui leur paraît à leur convenance, y goûtent, le mâchent même et le rejettent dans la marmite après l’avoir mâché, si le susdit morceau n’a pas les qualités qu’ils s’attendaient à lui trouver. Ils font de même pour les sauces ou les liquides qu’ils dégustent, puis dégurgitent dans le vase commun. Cet usage n’est pas seulement en honneur chez nos bons sauvages. Maintes fois nous l’avons observé, avec quelques variantes, dans des intérieurs civilisés et parmi des familles de l’aristocratie péruvienne, où une aïeule, un vieil oncle, un personnage âgé et influent, répétait à table la même manœuvre, prenant avec les doigts un morceau de son choix, le grignotant ou le suçant et le remettant dans le plat, après l’avoir sucé et grignoté.