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La navigation de cette journée n’offrit d’autres particularités que la traversée de cinq ou six rapides et la rencontre d’une île de sable, de petits cailloux et de grands roseaux dont la longueur nous parut être d’une lieue. Le soir venu, nous fîmes halte sur une plage appelée Quintachiri que le lendemain nous abandonnâmes dès qu’il fit jour. Dans cette seconde journée de voyage nous eûmes à franchir dix-neuf rapides et nous relevâmes plusieurs affluents de droite et de gauche parmi lesquels le rio de Picha, sorti du versant oriental de la Cordillère centrale était le plus considérable. À une heure après midi, nous abordions sur la plage de Bitiricaya, devant un ajoupa de roseaux placé près d’une petite rivière qui donnait son nom à la plage et où nous convînmes de finir la journée. Là finissait aussi le territoire des Antis et commençait celui des Chontaquiros.

En attendant que le propriétaire de l’ajoupa, Antis d’origine et d’un âge mûr, nous eût mis en rapport avec des Chontaquiros qui vaguaient dans le voisinage en compagnie de leurs femmes et de leurs enfants, il nous offrit gracieusement de nous reposer sous son toit, d’y manger un morceau et d’y boire un coup si la chose pouvait nous être agréable. La chose nous agréait infiniment et nous acceptâmes sans nous faire prier. Comme cet Antis était le dernier de sa race que nous dussions voir désormais, nous lui demandâmes son nom pour l’inscrire sur nos tablettes ; l’honnête sauvage se nommait Quientipucarihua. Si ce nom que nous lui fîmes répéter plusieurs fois avant de nous hasarder à l’écrire, pouvait sembler au lecteur trop rude à prononcer, il peut, sans nuire à la clarté de ce récit, le passer sans le lire ou y substituer celui d’Arthur comme plus euphonique.

Le radeau-ménagerie.

Notre hôte ayant placé devant nous une terrine d’aliments et un cruchon de chicha[1], sortit pour aller à la recherche des Chontaquiros qui pêchaient, nous dit-il, à une courte distance de sa demeure. Nos rameurs profitèrent de son absence pour faire main basse sur les fruits et les cannes à sucre qu’il tenait en réserve, se les partager en frères et les dévorer goulûment. Quand l’Antis revint, tout était consommé ; deux Chontaquiros qu’il avait rencontrés et qu’il nous amenait, nous surprirent par l’audace de leur allure : c’étaient des gaillards taillés en athlètes, vêtus d’un sac plus court que celui des Antis et coiffés d’une manière de capuchon qui préservait à la fois du soleil leur tête et leurs épaules ; leur visage était zébré de lignes noires, leurs yeux cerclés de lunettes rouges, en outre leurs mains et leurs bras jusqu’au coude ainsi que leurs pieds et leurs jambes jusqu’au genou, étaient enduits d’une couche de peinture noire empruntée au fruit du genipahüa ; on eût dit deux diables encapuchonnés avec des gantelets de gendarme et des bottes à l’écuyère. Après les compliments d’usage, nous traitâmes avec ces inconnus de l’affaire qui nous

  1. À la chicha de maïs (acca), usitée chez les Quechuas de la Sierra Nevada, a succédé chez les Antis la chicha de racines de yucca (Jatropha manioc), qui leur est commune avec les Chontaquiros. Le procédé de fabrication de cette boisson, tout différent de celui dont nous avons donné la recette en traversant Arequipa, vaut la peine d’être expliqué. À l’époque de la maturité des racines de l’euphorbiacée, les femmes antis les recueillent et les gardent en tas pendant quelques jours. Elles les pèlent ensuite, les jettent dans une jarre d’eau et les font cuire jusqu’à ce qu’elles s’écrasent en bouillie : à l’aide d’une spatule, elles remuent cet épais brouet, qui a la couleur et la consistance d’une purée de pommes de terre. Ainsi préparée, cette chicha est retirée du feu, placée à l’écart pour refroidir et entre bientôt en fermentation. Pour s’en servir, il suffit de mettre dans une calebasse pleine d’eau deux ou trois poignées de cette purée aigrelette et par une contraction répétée de la main et des doigts, d’incorporer ses molécules à l’eau de rivière contenue dans le vase. Après quelques minutes de ce pétrissage ou plutôt de ce tripotage, la pâte est dissoute et le breuvage a la consistance d’une crème claire. La calebasse fait alors le tour du cercle, chacun boit à même cinq ou six gorgées et la repasse à son voisin, pour qu’il y barbotte à son tour.