Page:Le Tour du monde - 09.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cune moulure et dont les bords supportent des salières. des poivrières, des verres communs et des colonnades d’assiettes blanches, rien de plus.

Quelques Anglais prennent gravement le thé. Une douzaine d’habitants de la ville fument en silence, assis devant de petites chopes en verre à couvercles d’étain brillant. Chacun d’eux, lorsqu’il veut boire, soulève du doigt, avec dextérité, ce couvercle à la hauteur de sa bouche, puis, ayant bu, le laisse retomber sans bruit, afin sans doute qu’entre la coupe et les lèvres il n’y ait point place pour… une mouche. C’est un petit exercice qu’il me faudra apprendre vite de manière à ne point paraître ridicule.




Il n’est pas dix heures. Je ne résiste pas au désir d’errer un peu dans les rues.

Le ciel s’est assombri. Des rafales ont éteint les lanternes. À deux cents pas de l’hôtel je me heurte presque contre une grande église. Vers le sommet, à la hauteur ou volent d’ordinaire les corbeaux, scintille une petite lumière rougeâtre : il y a là un nid de guetteur. En contournant à tâtons l’édifice, j’éprouve une sorte de saisissement : j’entr’aperçois au-dessus de ma tête une immense figure de Christ en croix dont le buste, vu ainsi d’en bas et de côté, se penche et se détache en noir intense sur les tons gris et cuivrés d’une flottille de nuages qui passe lentement à l’ouest. Je me rappelle avoir lu que ce bronze du quinzième siècle pèse quinze quintaux ; dans l’ancien temps, il a dû en peser mille à pareille heure sur plus d’une conscience souffrante.

À ce signe, du reste, j’ai la certitude, en souvenir d’une gravure de Delsenbach, que c’est là l’église de Saint-Sebald, qui renferme le célèbre tombeau de Pierre Vischer.

J’avance, et à l’autre extrémité je me trouve près d’un corps de garde où un factionnaire bavarois se promène entre deux canons braqués du côté de la rue. Sommes-nous en révolution ? Nullement. Ces tubes formidables qui menacent les vieux bourgeois, les bonnes et les enfants, sont simplement, comme jadis le gibet et la roue en permanence, un symbole d’autorité paternelle.

Quelques lampes jettent des lueurs mourantes au fond des boutiques des apothicaires, des confiseurs, des épiciers, des opticiens et des libraires, qui avec les fabricants d’instruments de mathématiques, de jouets, de crayons et de tabac, concourent le plus aujourd’hui à soutenir la réputation et la prospérité de Nuremberg[1].

Dans une petite rue déserte, un grand monsieur, maigre et à dos voûté, se promène sous une fenêtre en tirant d’un accordéon des notes longues et plaintives. Sérénade mélancolique !

Je passe près d’une fontaine qui a la forme d’une pyramide ; je ne puis en distinguer les détails. Des servantes y recueillent l’eau dans des huttes de bois, et, selon un usage aussi vieux que le genre humain, profitent de l’occasion pour causer, comme dit dame Pernelle, « tout du long de l’aune. »

Il se fait temps de rentrer ; mais je m’égare. Me voici près d’un pont. Évidemment je tourne le dos à l’hôtel. Ceci est la Pegnitz, qui coupe la ville en deux parties à peu près égales et que l’omnibus a traversée. Ses eaux glissent sans bruit. Leur amour-propre ne paraît pas s’être beaucoup ému de l’épigramme de Schiller :

« La Pegnitz. — Je suis devenue tout hypocondre par ennui, et je ne continue de couler que parce qu’ainsi le veut la vieille coutume[2]. »


La Pegnitz. — Le pont Royal. — L’hospice du Saint-Esprit. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Un peu plus bas, sous une clarté subite de la lune qui vient de déchirer les nuages, je reconnais « l’homme à l’oie » de Pancraz Labenwolf, élève de Pierre Vischer. Chose singulière, l’élégant petit homme rustique m’a l’air d’être en prison. Et sur quelle lourde cuve est-il donc huché ? Au revoir.

La lune se voile. Aux fenêtres supérieures des maisons, les lumières s’éteignent une à une. Je ne rencontre plus personne. Dans cette ville où l’on a inventé les montres, je n’entends pas une seule horloge. J’en arrive presque à regretter ces bons veilleurs qui l’an dernier troublaient, à Harlem, le repos de mes nuits. Me faudra-t-il comme eux frapper aux portes et interrompre le sommeil de quelques honnêtes habitants de Nuremberg ? À la fin, par bonheur, de l’angle d’une rue, j’aperçois la lanterne de l’hôtel et le petit Rothe Ross qui galope toujours.



  1. On compte, par exemple, à Nuremberg, une vingtaine de fabriques de crayons qui occupent cinq mille ouvriers, et produisent annuellement plus de deux cent seize millions de crayons représentant une valeur de six à sept millions de francs.
  2. Les Fleuves, distiques publiés par l’Almanach des Muses de 1797. Schiller y fait dire au Rhin :

    « Fidèle comme il convient au Suisse, je garde la frontière de la Germanie ; mais les Gaulois passent par-dessus mes flots patients. »