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longues rectrices et tirait à lui jusqu’à ce qu’un coup de bec de son ennemi le contraignît de lâcher prise. Mais le plus souvent, la queue de celui-ci lui restait à la main. L’Antis chargé de la conduite du radeau et de la direction de la ménagerie, eût pu mettre un terme à ces attaques souvent renouvelées, en appliquant un coup de gaule à l’agresseur ; mais l’agresseur était un singe ; et, l’homme que pendant son sommeil, ce singe débarrassait des parasites établis dans sa chevelure, eût craint en frappant l’animal, de se priver de ses services.

Antis traversant un rapide.

Durant les heures d’oisiveté qui signalèrent la navigation de cette journée, un bruit singulier frappa plusieurs fois nos oreilles. Ce bruit que nous reconnaissions pour l’avoir entendu déjà au delà de Tunkini, mais la nuit seulement et toujours mêlé aux raffales du vent et aux éclats de la tempête, nous parut d’autant plus étrange, qu’un brillant soleil éclairait l’espace et qu’autour de nous régnait un calme profond. C’était comme des décharges d’artillerie assourdies par l’éloignement. Ce bruit qui, chaque fois qu’il s’était produit, avait frappé nos compagnons d’une terreur superstitieuse, était occasionné par la chute d’arbres caducs ou parvenus à leur entière croissance et dont les racines arrêtées par la roche vive, avaient pourri sous le suintement continu des feuillages, jusqu’à ce qu’un souffle de vent déterminât la chute de l’arbre auquel elles appartenaient. Celui-ci en tombant, écrasait les arbres et les arbrisseaux venus à son ombre et arrachait violemment de terre les lianes et les sarmenteuses qui, pendant de longues années, avaient trouvé en lui un appui naturel. Au milieu du calme de ces solitudes et dans cette pure atmosphère, le bruit de ces arbres croulant et s’écrasant les uns les autres, ce bruit grossi par les échos, emplissait deux lieues d’atmosphère.

Un peu avant le coucher du soleil, nous débarquâmes sur la plage de Putucuato qui nous fournit assez de roseaux pour fabriquer des huttes et des matelas plus confortables que ceux que nous préparions d’habitude. Si nous soupâmes simplement de bananes bouillies, le pécari de nos Antis nous ayant semblé par trop odorant, nous fûmes logés et couchés à merveille, et jusqu’au lever du soleil nous ne fîmes qu’un somme. Partis à six heures de Putucuato, nous arrivions à onze heures devant l’embouchure de la rivière Camisia, l’affluent le plus considérable du Quillabamba-Santa-Ana que nous eussions trouvé depuis notre sortie de Chahuaris. Une halte de deux heures que nous fîmes pour déjeuner, nous permit d’examiner en détail l’entrée de cette rivière dont certains cartographes ont tracé le cours présumable, sans toutefois la désigner par le nom qu’elle porte à sa confluence avec le Quillabamba-Santa-Ana. Que ces messieurs nous permettent ici une digression de quelques lignes.

Lorsqu’un voyageur a pu étudier à loisir, au lieu de les relever en passant, la charpente orographique des continents américains, la direction des chaînes principales et de leurs ramifications, le point de départ des cours d’eaux qui les sillonnent et la jonction de ceux-ci avec d’autres rivières, il acquiert par cette étude une expérience pratique, une sûreté de coup d’œil qui lui permettent, en quelque sorte, de juger à première vue si la rivière qui s’offre à lui a un cours plus ou moins étendu, plus ou moins tortueux, si son lit est semé d’écueils ou libre d’obstacles. La couleur de l’eau, la hauteur des berges, la nature de leurs terrains et jusqu’aux espèces végétales qui y croissent, sont autant d’indices que ce voyageur consulte et qui le trompent rarement. Ainsi le sauvage dans les forêts consulte l’herbe et la mousse et les feuilles et devine, à des signes inappréciables pour tout autre que lui, le passage d’amis ou