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tune, dit un proverbe quechua, il n’y a que le saut d’une puce. Hélas ! abstraction faite de la puce qui n’est ici qu’une figure, combien ce proverbe me parut vrai !

Nos compagnons arrêtés depuis plus d’une heure sur la plage d’Antihuaris, commençaient à s’inquiéter de mon absence prolongée. Le comte de la Blanche-Épine en répondant négligemment à leurs questions à mon sujet : — Je crois qu’il s’est mouillé. — avait éveillé chez eux de sinistres appréhensions, comme ils me le dirent quand j’arrivai. L’aide-naturaliste leur raconta avec sa verve accoutumée, le sinistre dont je venais d’être victime et l’attitude de Bacchus chevauchant sa tonne dans laquelle il m’avait trouvé. La comparaison du jeune homme parut plaisante à tout le monde. Seul, je ne goûtai qu’à demi la plaisanterie. Le souvenir encore saignant des pertes que j’avais subies, m’empêchait de faire chorus avec nos amis et de rire aussi franchement que la politesse l’eût peut-être exigé.

L’endroit où nous venions de faire halte était occupé par une famille d’Antis, dont la demeure provisoire s’élevait devant une lisière de roseaux qui bordait le fond de la plage. Le chef de cette famille, un des visiteurs annuels de la mission de Cocabambillas, était le compère de notre interprète Antonio, qui, en tenant sur les fonts baptismaux le dernier enfant du sauvage, avait exigé de celui-ci qu’il répudiât son nom primitif d’Ituriminiqui comme entaché d’hérésie pour adopter celui de Santiago, — le Jacques du calendrier espagnol. — L’Antis, comme la plupart de ses congénères, s’était laissé débaptiser, un peu par amitié pour son compère et beaucoup dans l’espoir que son apostasie lui serait payée par le don de quelques couteaux, ce qui avait eu lieu. Depuis cette époque, le chrétien véritable et le pseudo-chrétien avaient vécu dans les meilleurs termes, se visitant une fois l’an et tirant l’un et l’autre de ces visites un parti aussi lucratif que possible.

Au moment où nous arrivions sur la plage d’Antihuaris, Santiago accompagné de ses femmes, de ses enfants et de quelques amis, se disposait à remonter à Cocabambillas pour échanger, selon son habitude, des singes et des perroquets contre des couteaux et des haches. Notre arrivée rendait ce voyage inutile : en un clin d’œil nous le débarrassâmes de sa collection d’animaux au moyen de trocs plus avantageux que ceux qu’il eût pu faire avec les habitants de Cocabambillas et d’Écharati ; aussi se montra-t-il parfait à notre égard. Une vaste terrine pareille à une auge et contenant une macédoine de viande, de poisson et de racines, nous fut apportée par son ordre et fit les frais de notre déjeuner.

Ajoupa d’Antis à Antihuaris.

Tout en mangeant, j’examinais avec un intérêt curieux ces indigènes à l’abri de leur toit de feuilles sur lequel le soleil de midi versait des torrents de lumière. Cet abri, construit à la hâte et pour les besoins du moment, se composait d’une vaste claie en roseaux posée sur huit perches, reliées par des baguettes transversales. Sous ce toit primitif étaient entassés dans un pittoresque désordre, les jarres, les terrines, les pots, les écuelles, les cuillers de bois, les spatules et autres ustensiles d’un ménage antis. Le sol disparaissait sous une litière d’épluchures de racines et de pelures de fruits, d’arêtes de poissons et d’os de quadrupèdes, d’objets sans nom, sans forme et sans couleur. Aux roseaux du toit, étaient suspendus par des lianes, pour les préserver de l’invasion des fourmis, des provisions de toutes sortes, quartiers de lamentin grillés sur les braises, filets de pécaris séchés au soleil, tranches de tapir boucanées à la fumée de bois vert. Des femmes demi-nues allaient et venaient de l’ajoupa à la rivière : celles-ci charriant de l’eau ; celles-là cuisinant quelque mets étrange ; d’autres s’efforçant d’apaiser les enfants qui, effrayés par notre barbe et nos vêtements, si différents de ceux de leurs pères, piaillaient d’une façon lamentable.